La privation de bonheur lui rend celui-ci à un point étranger qu'il ne peut plus le ressentir que comme une souffrance.

Pendant quinze ans se déroule ce « ravin » de la vie de Nietzsche — qui reste méconnu, lui seul ayant conscience de son être —, ce passage affreux dans l'obscurité des grandes villes, dans des garnis tristement meublés, des pensions au pauvre couvert, des trains malpropres et de nombreuses chambres de malade, cependant qu'au-dehors, à la surface du temps, s'époumone la foire bariolée des arts et des sciences. Seule la fuite de Dostoïevski, presque à la même époque, à travers la même pauvreté et le même abandon, présente cette froide et grise lumière de spectre. Ici, comme là, l'œuvre du Titan cache la maigre figure du pauvre Lazare qui meurt journellement de sa détresse et de ses infirmités et que seul, quotidiennement, le miracle sauveur de la volonté créatrice tire du fond de son tombeau. Pendant quinze ans, Nietzsche émerge ainsi du tombeau de sa chambre et y redescend, de douleur en douleur, de trépas en trépas, de résurrection en résurrection, jusqu'à ce que son cerveau éclate, surchauffé par tant d'énergie.

Des inconnus ramassèrent dans la rue l'homme le plus étranger de son époque. Des étrangers le portèrent dans la chambre étrangère de la via Carlo-Alberto, à Turin. Personne n'est témoin de sa mort intellectuelle. Autour de sa fin règnent l'obscurité et le saint isolement. Solitaire et inconnu, le plus lucide génie de l'esprit se précipite dans sa propre nuit.

3
Apologie
de la maladie
Ce qui ne me tue pas me rend plus fort.

Innombrables sont les cris de souffrance de ce corps martyrisé. C'est un tableau à cent entrées de tous les maux physiques, portant en conclusion ce terrible résultat : « À tous les âges de la vie, l'excès de la douleur a été chez moi monstrueux. » Effectivement, aucun martyre diabolique ne manque dans cet effrayant pandémonium de la maladie : maux de tête, des maux de tête martelants et étourdissants, qui pendant des journées étendent stupidement sur un divan ou sur un lit ce pauvre être en délire ; crampes d'estomac, avec vomissements de sang, migraines, fièvres, manque d'appétit, abattements, hémorroïdes, embarras intestinaux, frissons de fièvre, sueurs nocturnes — c'est un effroyable cercle vicieux. Ajoutez à cela les « yeux aux trois quarts plongés dans la nuit » qui se gonflent dès le moindre effort ou se mettent à pleurer et qui ne lui permettent pas de jouir de la lumière plus d'« une heure et demie par jour ». Mais Nietzsche méprise cette hygiène du corps, et il reste dix heures de suite à sa table de travail. Alors le cerveau surchauffé se venge de ses excès par de furieux maux de tête, par une tension nerveuse, car lorsque, le soir, le corps est depuis longtemps fatigué, le cerveau, lui, ne s'arrête pas immédiatement, mais continue à élaborer des visions et des pensées, jusqu'à ce qu'il faille des soporifiques pour l'endormir. Mais il en faut des quantités toujours plus grandes (en deux mois, Nietzsche absorbe cinquante grammes d'hydrate de chloral, pour se procurer un peu de sommeil). Puis c'est l'estomac qui se révolte à son tour et refuse de payer un tel tribut. C'est alors — circulus vitiosus — que les vomissements spasmodiques, les nouveaux maux de tête nécessitent de nouveaux remèdes. Les organes excédés se mènent une guerre implacable, insatiable, passionnée, se renvoient mutuellement la balle hérissée d'épines de la souffrance dans un jeu insensé. Jamais de repos à ce jeu ! Aucune halte satisfaite, pas le plus petit mois de contentement et d'oubli de soi.

En vingt ans, on ne peut pas compter une douzaine de lettres où un gémissement ne sorte de quelque ligne. Et toujours plus furieux, toujours plus violents, deviennent les cris de celui qu'aiguillonnent ses nerfs trop vifs, trop délicats et déjà trop enflammés : « Rends donc ton sort plus léger ; meurs ! » s'écrie-t-il à lui-même ; ou bien : « Un pistolet est pour moi, maintenant, une source de pensées agréables. » Ou encore : « Le martyre terrible et presque incessant me fait aspirer à la fin, et, à certains indices, la libération, la congestion cérébrale, est proche. »

Il est depuis longtemps à court de superlatifs pour exprimer ses souffrances ; déjà, ils semblent monotones dans leur exaspérante et incessante répétition, ces cris atroces, qui n'ont vraiment plus rien d'humain mais qui retentissent encore vers les hommes, du fond de cette « existence de chien ».

Voici que soudain flamboie (et l'on tressaille d'effroi devant une contradiction aussi monstrueuse) dans son Ecce Homo cette profession de foi forte, fière et lapidaire, qui semble taxer de mensonges tous les cris précédents : « Somme toute, j'ai été (il s'agit des quinze dernières années) en bonne santé. »

Que faut-il donc croire ? Les mille cris de douleur, ou la parole monumentale ? Les deux à la fois. Le corps de Nietzsche était organiquement fort et capable de résistance. Son tronc bien charpenté pouvait supporter le faix le plus lourd. Ses racines s'enfonçaient profondément dans la terre saine d'une lignée de pasteurs allemands. Dans l'ensemble, à la fois dans son tempérament, son organisme, dans les fondements de sa chair et de son esprit, Nietzsche était réellement un homme sain. Seuls, ses nerfs sont trop délicats pour la violence de ses sensations. Et c'est pourquoi ils sont continuellement agités et révoltés. (Mais c'est là une révolte qui ne pourra jamais ébranler la force d'airain, la force de domination de son esprit.)

Nietzsche lui-même a trouvé l'image la plus heureuse pour dépeindre cet état intermédiaire entre le danger et la sécurité, lorsqu'il parle des « petits coups de feu de ses souffrances ». En effet, jamais, dans cette guerre, le retranchement intérieur de son énergie n'est réellement forcé. Comme Gulliver à Lilliput, Nietzsche est perpétuellement assailli par le fourmillement de Pygmées de ses douleurs. Ses nerfs sont toujours en alerte, il est continuellement en train de veiller et de faire le guet, toute son attention est accaparée par les soins exténuants et absorbants de sa propre défense. Mais jamais une véritable maladie ne réussit à le terrasser ou à le vaincre, sauf peut-être uniquement cette maladie qui pendant vingt ans creuse ses galeries sous la citadelle de son cerveau et qui ensuite soudain la fait exploser. Un esprit monumental comme Nietzsche ne succombe pas sous une petite fusillade, seule une explosion peut avoir raison du granit d'un tel cerveau.