Ainsi, à une énorme capacité de souffrance s'oppose une énorme résistance à la souffrance, de même qu'une véhémence trop grande de la sensibilité s'oppose à une trop grande délicatesse nerveuse du système moteur.
Car chaque nerf de l'estomac, comme du cœur et des sens, représente chez Nietzsche un manomètre d'une exactitude extrême, d'une délicatesse de filigrane enregistrant les plus petites modifications et tensions avec un déclenchement monstrueux d'excitations douloureuses. Rien ne reste inconscient pour son corps (comme pour son esprit). La plus petite fibre qui chez les autres est muette lui signale aussitôt son message par un tressaillement et un déchirement, et cette « irritabilité folle » rompt en mille éclats térébrants, incisifs et dangereux, sa vitalité naturellement énergique.
De là viennent ensuite des cris atroces, lorsque au moindre mouvement, au moindre pas qu'il fait dans sa vie, il heurte soudain un de ses nerfs à vif et tout frémissants.
Cette hypersensibilité fatale et presque démoniaque des nerfs de Nietzsche, que les nuances les plus fugitives, ne franchissant pas chez autrui le seuil de la conscience, ébranlent douloureusement, est la seule racine de ses souffrances et aussi la source de sa géniale capacité d'appréciation des valeurs. Chez lui, il n'est pas nécessaire, pour que son sang frémisse sous l'effet d'une réaction physiologique, qu'il y ait quelque chose de tangible ou une affection réelle : la simple atmosphère, avec ses modifications météorologiques changeant d'heure en heure, est déjà, pour lui, la cause de souffrances infinies. Peut-être n'a-t-il jamais existé d'intellectuel aussi sensible aux conditions atmosphériques, aussi atrocement accessible à toutes les tensions et oscillations des phénomènes météorologiques, lui qui est dans tout son corps un manomètre, un véritable mercure, l'irritabilité même : entre son pouls et la pression atmosphérique, entre ses nerfs et le degré d'humidité de la sphère paraissent exister de secrets contacts électriques ; ses nerfs enregistrent aussitôt chaque mètre d'altitude, chaque pression de la température, sous forme de douleurs dans les organes, et ils réagissent par une rébellion concordante à chaque bouleversement de la nature. La pluie, un ciel assombri dépriment sa vitalité : « Un ciel couvert m'abat profondément. » Il ressent presque dans ses intestins l'influence d'un ciel chargé de nuages ; la pluie réduit son « potentiel », l'humidité l'affaiblit, la sécheresse l'anime, le soleil lui rend la vie, l'hiver est pour lui une espèce de tétanos et de mort. L'aiguille frémissante du baromètre de ses nerfs oscillant comme une température d'avril ne reste jamais immobile : ce qu'il lui faut, c'est se rendre au plus vite dans un paysage sans nuage, sur les hauts plateaux de l'Engadine que ne trouble aucun vent. Et, tout comme l'effet de la moindre charge et de la moindre pression dans le ciel physique, ses organes inflammables ressentent aussi l'effet de toutes les charges, de tous les troubles et de toutes les libérations atmosphériques dans le ciel intérieur de l'esprit. Car, chaque fois que frémit en lui une pensée, elle fulgure, comme un éclair, à travers les nœuds tendus de ses nerfs : l'acte de la pensée s'accomplit, chez Nietzsche, avec un enivrement extatique, avec un tressaillement électrique tel qu'il agit toujours sur son corps à la manière d'un orage et, à chaque explosion de sa sensibilité, il suffit d'un clin d'œil, au sens propre, pour modifier la circulation du sang. Le corps et l'esprit chez le plus vital de tous les penseurs sont liés si intimement aux choses de l'atmosphère que pour Nietzsche les réactions intérieures et extérieures sont identiques : « Je ne suis ni esprit ni corps, mais une tierce chose. Je souffre pour tout et partout. »
Cette disposition native à discerner avec tant de précision la moindre excitation a été brutalement développée par l'atmosphère immobile, confinée, de sa vie, par les dizaines d'années qu'il passa dans la solitude. Comme pendant les trois cent soixante-cinq jours de l'année, rien d'autre n'entre corporellement en contact avec son propre corps, ni femme, ni ami, comme il ne peut guère s'entretenir, pendant les vingt-quatre heures de la journée, qu'avec son propre sang, il poursuit une sorte de dialogue ininterrompu avec ses nerfs.
Continuellement, au milieu de ce monstrueux silence, il tient dans ses mains la boussole de ses sensations et, à la manière des ermites, des homme seuls, des célibataires et des originaux, il observe en hypocondriaque jusqu'aux plus minimes modifications qui se produisent dans les fonctions de son corps. D'autres s'oublient parce que leur attention est détournée par les conversations et les affaires, par les jeux et la lassitude, parce qu'ils noient leur sensibilité dans le vin et l'indifférence. Mais un Nietzsche, un tel génie du diagnostic, éprouve continuellement la tentation de se donner, jusque dans ses propres souffrances, un plaisir curieux de psychologue en se prenant lui-même pour sujet de « sa propre expérimentation ».
Continuellement, avec des pinces aiguës (à la fois médecin et malade), il met à nu ce que ses nerfs ont de douloureux et par là, comme toutes les natures nerveuses et pleines d'imagination, il ne fait qu'irriter encore davantage sa sensibilité déjà exacerbée. Méfiant à l'égard des médecins, il devient son propre médecin et « se médicalise » continuellement pendant toute sa vie. Il essaye tous les moyens et toutes les cures imaginables, massages électriques, mesures diététiques, cures par les eaux et les bains ; tantôt il émousse ses excitations avec du bromure, tantôt il les stimule de nouveau avec d'autres mixtures. Sa sensibilité météorologique le pousse sans interruption à chercher une atmosphère particulière, un endroit qui soit fait pour lui, « un climat de son âme ». Tantôt il est à Lugano, à cause de l'air du lac et de l'absence de vent, puis à Pfafers et à Sorrente ; puis il s'imagine que les bains de Ragaz pourraient le délivrer de son moi douloureux et que la zone salubre de Saint-Moritz, les sources de Baden-Baden ou de Marienbad pourraient lui faire du bien. Pendant tout un printemps, c'est l'Engadine dont il découvre la parenté avec sa propre nature, par suite de son « air roboratif et ozoné » ; puis ce sera une ville du Sud, Nice, avec son air « sec », puis encore Venise ou Gênes. Tantôt il voudrait être dans les bois, tantôt au bord des mers, tantôt au bord des lacs, tantôt dans de petites villes sereines, « avec une nourriture bonne et légère ».
Dieu sait combien ce fugitivus errans a parcouru de milliers de kilomètres de chemin de fer, uniquement pour découvrir ce lieu fabuleux où ses nerfs cesseraient de le brûler et de le tirailler et où ses organes cesseraient d'être éternellement sur le qui-vive. Peu à peu, il distille de ses expériences pathologiques une sorte de géographie sanitaire à son propre usage, il étudie de gros ouvrages de géologie pour découvrir cet endroit qu'il cherche, comme un anneau d'Aladin, pour conquérir enfin la maîtrise de son corps et la paix de son âme. Aucun voyage ne serait trop long pour lui : Barcelone est dans ses projets et il songe aussi aux hautes montagnes du Mexique, à l'Argentine et même au Japon. La position géographique, la diététique du climat et la nourriture deviennent peu à peu sa deuxième science particulière. À chaque endroit il note la température, la pression de l'air ; il mesure au millimètre, avec l'hydroscope et les appareils hydrostatiques, les précipitations atmosphériques et l'humidité ambiante, tellement son corps est analogue à une cornue ou à la colonne de mercure d'un baromètre. On retrouve la même exagération dans son régime alimentaire. Là aussi, il y a tout un « registre », toute une tablature médicinale de précautions. Le thé doit être d'une certaine marque et dosé suivant une certaine force, afin de ne pas lui faire de mal ; une alimentation carnée lui est néfaste, les légumes doivent être préparés d'une certaine manière. Peu à peu, cette manie de la médicalisation, du diagnostic devient un trait pathologique et égotiste, une tension, une hyper-attention à soi-même. Rien n'a autant fait souffrir Nietzsche que cette éternelle vivisection. Comme toujours, le psychologue souffre deux fois plus que n'importe qui, parce qu'il ressent deux fois sa souffrance : d'abord dans la réalité et puis en s'observant lui-même.
Mais Nietzsche est un génie des oppositions violentes.
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