Contrairement à Goethe, qui savait génialement s'écarter des dangers, il a une façon extrêmement audacieuse d'aller au-devant d'eux et de prendre le taureau par les cornes.

La psychologie, l'effort spirituel (j'ai essayé de le montrer) poussent profondément l'homme impressionnable vers la souffrance et jusque dans l'abîme du désespoir ; mais précisément la psychologie, précisément l'esprit, le ramènent à la santé. Comme sa maladie, la guérison de Nietzsche vient de la connaissance géniale qu'il a de lui-même. La psychologie, d'une manière magique, devient ici une thérapeutique, une application sans pareille de cet « art de l'alchimie » qui se vante d'« extraire une valeur de quelque chose qui n'en a pas ». Après dix ans de tourments incessants, il est « au plus bas de sa vitalité » ; déjà on le croit perdu, anéanti par ses nerfs, par une dépression sans remède, livré au pessimisme, à l'abandon. Alors, soudain, l'attitude spirituelle de Nietzsche se renverse par un de ces rétablissements foudroyants et véritablement inspirés, à la fois reconnaissance et délivrance de soi, qui rendent si dramatique et si intense l'histoire de son esprit. Brusquement il tire à lui la maladie qui mine son sol et la presse contre son cœur. C'est là un moment tout à fait mystérieux (dont on ne peut pas fixer la date exacte), une de ces inspirations fulgurantes au milieu de son œuvre, où Nietzsche « découvre » sa propre maladie ; où — étonné de se trouver encore en vie et de voir qu'au cours des dépressions les plus profondes, aux époques les plus douloureuses de son existence, sa productivité n'a fait que croître —, il proclame avec la conviction la plus intime que ses souffrances, ses privations font partie, pour lui, « de la cause », de la cause sacrée de son existence, la seule cause qui soit sacrée pour lui. Et à partir de ce moment, où son esprit n'a plus pitié de son corps, ne prend plus part à ses souffrances, il voit, pour la première fois, sa vie sous une nouvelle perspective et sa maladie selon un sens plus profond. Les bras ouverts, il l'accepte sciemment, dans son destin, comme une nécessité, et comme, en tant que fanatique « avocat de la vie », il aime tout dans son existence, il lance même à sa souffrance l'hymne à l'affirmation de Zarathoustra, ce joyeux : « Encore une fois ! Encore une fois, pour toute l'éternité ! » La simple connaissance devient chez lui une reconnaissance et la reconnaissance une gratitude ; car, dans cette contemplation supérieure qui élève ses regards au-dessus de sa propre souffrance et qui ne voit dans sa propre vie qu'un chemin pour aller à lui-même, il découvre (avec cette joie excessive que lui donne la magie des choses extrêmes) qu'il n'est aussi attaché et ne doit autant à aucune puissance de la terre qu'à sa maladie, et que précisément il est redevable au plus cruel bourreau de son bien le plus précieux : la liberté, la liberté de l'existence extérieure, la liberté de l'esprit ; car, partout où il risquait de se reposer, de se livrer à la paresse, de s'alourdir et de perdre de son originalité en se pétrifiant prématurément dans une fonction, une profession et une forme spirituelle, c'est la maladie qui l'en a chassé par la violence avec son aiguillon ; c'est à la maladie qu'il doit d'avoir été sauvé du service militaire et rendu à la science, c'est à elle qu'il doit de n'être pas resté figé dans cette science et dans la philologie ; elle l'a fait sortir du cercle de l'Université de Bâle pour le faire entrer dans la « retraite » et par là dans le monde, c'est-à-dire pour le ramener vers lui-même. Il doit à ses yeux malades d'avoir été « libéré du livre », « le plus grand service que je me sois rendu à moi-même ». La souffrance l'a arraché (douloureusement, mais utilement) à toutes les écorces qui menaçaient de se former autour de lui, à toutes les liaisons qui commençaient à l'encercler. « La maladie me libère pour ainsi dire par sa propre action », dit-il lui-même ; elle a été pour lui l'accoucheuse de l'homme intérieur et les souffrances qu'elle lui a causées ont été celles de l'enfantement. Grâce à elle, la vie est devenue, pour lui, non pas une routine, mais un renouvellement, une découverte : « J'ai découvert la vie, en quelque sorte, comme une nouveauté, moi-même y compris. »

Car (et c'est ainsi que cet homme torturé exalte maintenant avec gratitude ses tourments dans son hymne grandiose à la sainte douleur) seule la souffrance donne la science. La « santé de l'ours » qui est un simple héritage et qui n'a jamais été ébranlée se satisfait sans appréhension et manque de lucidité. Elle ne désire rien, elle ne pose aucune question, et c'est pourquoi il n'y a pas de psychologie chez les bien portants. Tout savoir provient de la souffrance, « la douleur cherche toujours à connaître les causes, tandis que le plaisir a tendance à rester où il est et sans regarder en arrière ». On devient « toujours plus fin dans la douleur ». La souffrance, qui toujours fouille et gratte, laboure le terrain de l'âme et c'est le travail douloureux de creusement intérieur qui, comme la charrue, ameublit le sol, pour la nouvelle récolte spirituelle. « La grande douleur est le dernier libérateur de l'esprit ; elle seule nous contraint à descendre dans nos dernières profondeurs », et justement celui pour qui elle a été presque mortelle a ensuite le droit de prendre à son compte cette fière parole : « Je connais mieux la vie, parce que j'ai été si souvent sur le point de la perdre. »

Ce n'est pas par un artifice, par une négation, par des palliatifs et en idéalisant sa détresse corporelle que Nietzsche surmonte toutes ses souffrances, mais bien par la force primitive de sa nature, par la connaissance : le souverain « créateur » de valeurs se découvre à lui-même la valeur de sa maladie. Martyr à rebours, il n'a pas d'abord la foi, pour laquelle il subit ses tourments ; ce n'est que dans les tourments, dans la torture qu'il puise cette foi. Cependant sa chimie savante ne découvre pas seulement la valeur de la maladie, mais aussi son pôle opposé : la valeur de la santé ; seule leur union apporte l'accomplissement de la vie, cette tension permanente d'épreuve et d'extase grâce à laquelle l'homme fini se précipite dans l'infini. Toutes les deux sont nécessaires : la maladie, comme moyen, et la santé, comme fin ; la maladie, comme chemin, et la santé, comme but. Car la souffrance, au sens de Nietzsche, n'est que la rive obscure de la maladie ; l'autre rive brille dans une lumière indicible : elle s'appelle guérison et on ne peut l'atteindre que par la rive de la souffrance. Or guérir, recouvrer la santé, signifie plus qu'atteindre simplement l'état de la vie normale ; ce n'est pas seulement une transformation, mais c'est infiniment plus ; c'est une ascension, une élévation et un accroissement de finesse. On sort de la maladie « avec une peau neuve », plus délicat, avec un goût plus fin du plaisir, avec une langue plus exercée à apprécier toutes les bonnes choses, avec une sensibilité plus heureuse « et une seconde innocence plus dangereuse au milieu de la joie », semblable à un enfant et cent fois plus raffiné qu'on ne l'a jamais été ; et cette seconde santé qui suit la maladie, cette santé « fruit de la conquête et de la souffrance », qui n'est pas un bien gratuit, aveuglément reçu, mais un trésor ardemment désiré, recherché avec beaucoup de peine, acheté par cent soupirs, cris et douleurs, est mille fois plus vivante que le bien-être grossier de ceux qui se portent toujours bien. Celui qui a goûté une fois à la frémissante douceur, à l'ivresse pétillante de cette guérison, brûle d'envie d'éprouver toujours cette même sensation ; toujours il se jette à nouveau dans le flot de feu et de soufre des tourments dévorants, uniquement pour retrouver cette « impression enchanteresse de la guérison », cet enivrement doré qui, pour Nietzsche, remplace, en les surpassant mille fois, tous les stimulants vulgaires de l'alcool et de la nicotine.

Mais à peine Nietzsche découvre-t-il le sens de sa douleur et la grande volupté de la guérison qu'il veut en faire un apostolat et y voir le sens de l'univers. Comme tous les possédés du démon, il est l'esclave de sa propre extase et il ne peut plus se rassasier de cette éblouissante alternance du plaisir et de la douleur ; il veut que les tourments le martyrisent encore plus profondément pour pouvoir s'élancer plus haut dans la sphère suprême et bienheureuse du rétablissement, qui est toute clarté et vigueur. Dans cette étincelante et ardente ivresse, il confond peu à peu sa furieuse volonté de guérison avec la chose elle-même, sa fièvre avec la vitalité, et le vertige de sa chute avec un accroissement de force. La santé ! La santé ! cet homme ivre de lui-même brandit comme une bannière ce mot au-dessus de lui : ce doit être là le sens de l'univers, le but de la vie, le seul étalon de toutes les valeurs. Et celui qui pendant des dizaines d'années a tâtonné lui-même dans les ténèbres, de tourment en tourment, étouffe maintenant ses cris dans un hymne célébrant la vitalité, la force brutale et ivre d'elle-même.