Ne te plains pas, je ne vais rien te demander.

PÈRE, souriant.

Toi, tu es plus riche que moi. Tes vignes rapportent beaucoup. Chaque pampre vaut une pièce d’argent. Ce que je regrette c’est que nos terres… tu comprends ?…. soient séparées. Moi j’aime que tout soit ensemble. J’ai une épine au fond du cœur, et c’est ce petit verger coincé entre mes terres, qu’on ne veut pas me vendre pour tout l’or du monde.

FIANCÉ

C’est toujours comme ça.

PÈRE

Si on pouvait avec vingt paires de bœufs amener tes vignes ici et les planter sur ces coteaux, quelle joie !….

MÈRE

Pourquoi ?

PÈRE

Pourquoi ? Mais parce que ce qui est à moi est à elle et ce qui est à toi est à lui. Voilà pourquoi. Pour que tout soit ensemble, quel beau spectacle !

FIANCÉ

Et ça donnerait moins de travail.

MÈRE

Quand je serai morte, vous n’avez qu’à vendre là-bas et acheter ici à côté.

PÈRE

Vendre, vendre ! Bah ! Acheter, plutôt, acheter toute la terre. Si j’avais eu des fils, moi, j’aurais acheté toute la montagne jusqu’au ruisseau. Ce n’est pas de la bonne terre, mais avec des bras on peut la rendre bonne, et comme il n’y a personne à passer par là, on ne vous vole pas les fruits et l’on peut dormir tranquille.

Silence.

MÈRE

Tu sais ce qui m’amène.

PÈRE

Bien sûr.

MÈRE

Et alors ?

PÈRE

Pour moi c’est parfait. Puisqu’ils sont d’accord.

MÈRE

Mon fils a du bien et des moyens.

PÈRE

Ma fille aussi.

MÈRE

Mon fils est beau. Il n’a pas connu de femme. L’honneur plus blanc qu’un drap mis au soleil.

PÈRE

Et la mienne, donc ! Elle pétrit son pain dès trois heures du matin, avec l’étoile du berger. Elle ne parle jamais, douce comme la laine, elle fait toutes sortes de broderies et elle est capable de couper une corde avec ses dents14.

MÈRE

Dieu bénisse ta maison !

PÈRE

Que Dieu la bénisse !

La Servante apparaît portant deux plateaux. L’un avec des verres, l’autre avec des gâteaux.

MÈRE, au fils.

Pour quand vous voulez la noce ?

FIANCÉ

Jeudi prochain.

PÈRE

Juste le jour de ses vingt-deux ans.

MÈRE

Vingt-deux ans ! C’est l’âge qu’aurait mon fils aîné s’il avait vécu. Et il vivrait, chaud et viril, si les hommes n’avaient pas inventé les couteaux.

PÈRE

Il ne faut pas penser à ça.

MÈRE

J’y pense à chaque instant, mets-toi à ma place.

PÈRE

Jeudi donc, c’est dit ?

FIANCÉ

On est d’accord.

PÈRE

Les fiancés et nous, on ira en voiture jusqu’à l’église, qui est très loin, et les invités prendront leurs charrettes et les chevaux qui les auront amenés.

MÈRE

On est d’accord.

PÈRE, à la Servante qui passe.

Dis-lui qu’elle peut venir maintenant. (À la Mère.) J’aimerais beaucoup qu’elle te plaise.

La Fiancée entre. La tête baissée et les mains le long du corps, dans une attitude modeste.

MÈRE

Approche. Es-tu contente ?

FIANCÉE

Oui, madame.

PÈRE

Ne sois pas si réservée. Après tout, elle va être ta mère.

FIANCÉE

Je suis contente. Si j’ai dit oui c’est que je voulais dire oui.

MÈRE

Naturellement. (Elle lui prend le menton.) Regarde-moi.

PÈRE

C’est tout le portrait de ma femme.

MÈRE

Ah oui ? Quel beau regard ! Tu sais ce que ça signifie de se marier, petite ?

FIANCÉE, grave.

Je le sais.

MÈRE

Un homme, des enfants et pour le reste un mur de deux mètres d’épaisseur15.

FIANCÉ

Est-ce qu’on a besoin d’autre chose ?

MÈRE

Non. Qu’ils vivent tous, voilà ! Qu’ils vivent !

FIANCÉE

Je ferai mon devoir.

MÈRE

Voici quelques cadeaux.

FIANCÉE

Merci.

PÈRE

Vous prendrez bien quelque chose ?

MÈRE

Je ne veux rien. (Au Fiancé.) Et toi ?

FIANCÉ

Moi je veux bien.

Il prend un gâteau. La Fiancée en prend un autre.

PÈRE, au Fiancé.

Du vin ?

MÈRE

Il n’en boit jamais16.

PÈRE

Tant mieux !

Silence. Ils sont tous debout.

FIANCÉ, à la Fiancée.

Je viendrai demain.

FIANCÉE

À quelle heure ?

FIANCÉ

À cinq heures.

FIANCÉE

Je t’attendrai.

FIANCÉ

Quand je te quitte je sens un grand arrachement et comme un nœud dans la gorge17.

FIANCÉE

Quand tu seras mon mari, tu ne le sentiras plus.

FIANCÉ

C’est ce que je me dis.

MÈRE

Allons-y. Le soleil n’attend pas. (Au Père.) On est d’accord sur tout ?

PÈRE

Tout à fait d’accord.

MÈRE, à la Servante.

Je vous donne le bonjour.

SERVANTE

Dieu vous garde.

La Mère embrasse la Fiancée. Mère et Fiancé sortent en silence.

MÈRE, à la porte.

Adieu18, ma fille.

La Fiancée répond d’un geste de la main.

PÈRE

Je sors avec vous.

Ils sortent.

SERVANTE

Je crève d’envie de voir les cadeaux.

FIANCÉE, revêche.

Bas les pattes !

SERVANTE

Allons, petite, montre-les-moi !

FIANCÉE

Pas question.

SERVANTE

Au moins les bas. Il paraît qu’ils sont tout brodés.