Mais ces floralies embaument aussi les plus beaux poèmes andalous de Lorca, principalement ceux du Romancero gitan.

Peut-on ne voir, dans Noces de sang, qu’un mélodrame paysan ? Non, bien sûr, tant la musique brise systématiquement la chaîne des événements qu’on pourrait juger mélodramatiques et élève le dialogue passionnel à la hauteur d’un mythe. Et justement, la pièce recourt volontairement au mythe. Par le fait, certes, que les personnages n’ont généralement pas de nom ni de prénom. Hormis Leonardo, qui, comme nous l’avons vu, apparaît bien ici sous son prénom et qui serait, à nos yeux, l’homme du fait divers, celui dont les journaux ont parlé, tous les autres n’étant désignés que par leur fonction : la Fiancée, le Fiancé, la Mère, la Belle-Mère, la Femme, le Père, la Voisine, la Jeune Fille, la Petite Fille, le Bûcheron… N’est-ce pas là une influence directe des personnages allégoriques de l’auto sacramental caldéronien – La vie est un songe, qu’il représentait non pas dans sa version « comedia », mais dans celle, religieuse, de l’auto sacramental –, dont il a encore plein les oreilles ? Là, les personnages se nommaient Hombre (Homme), Poder (Pouvoir), Sabiduría (Sagesse), Luz (Lumière), Príncipe de las Tinieblas (Prince des Ténèbres), Sombra (Ombre) ou Amor (Amour). Et, par-dessus tout, l’auteur fait intervenir deux personnages qui sont des mythes purs, parce qu’ils sont aussi des allégories : la Mendiante, qui personnifie la Mort, et la Lune, avec sa puissance maléfique*11. Oui, la Famélique et la Maléfique, qui sont, par cette paronomase qui fonctionne aussi bien en espagnol – Famélica / Maléfica – qu’en français, les deux faces d’une même monnaie. Au troisième acte, alors que l’action se précipite et va aboutir au duel sanglant et mortifère, la Mendiante / Mort écarte sa cape noire (comment ne pas penser ici, par une belle analogie, au personnage de la Mort dans Les Trois Lumières (1921), le film de Fritz Lang, mais comme en allemand, à l’inverse de l’espagnol muerte, Tod est du genre masculin, c’est un homme qui ouvre à l’écran sa longue cape pour abriter le couple défunt) en un geste funèbre. La Mort occupe tout le centre de la scène : elle nous dit que le sort en est jeté et que les deux jeunes hommes rivaux vont s’entretuer et disparaître. Et la Lune promène enfin sa clarté jaune, celle qui présidait déjà à la première scène, toute pleine de pressentiments. La Mendiante et la Lune sont complices, elles hâtent le destin, elles le déterminent. La Lune s’écrie :

Je vais éclairer les pierres

et la Mendiante lui dit, comme en réponse :

Éclaire le gilet, écarte les boutons,

après quoi les couteaux savent le chemin.

C’est la Lune qui, comme elle éclaire toute la scène, avertit la Mendiante / Mort de l’arrivée imminente des rivaux, et celle-ci s’écrie en scellant leur mort :

Vite. De la lumière, tu m’entends ?

Ils ne peuvent pas s’échapper !

Le fatum est là, le destin impose sa loi, inéluctable. Nous sommes bien dans un théâtre mythique et symbolique, sans doute hérité du théâtre de Maeterlinck dont Lorca se rappelait assurément cette pièce qui fit le tour de l’Espagne et triompha aux Fêtes modernistes de Sitges, en 1893, L’Intruse – laquelle, précisément, n’est autre que la Mort.

La passion souveraine

Reste ce qui ressort de plus fort ici et qui rattache la pièce à ce génie sensuel de Lorca, tel qu’il s’exprime dans le Romancero gitan et la pièce dramatique qui en est la plus proche. Le sujet véritable de Noces de sang est moins celui de la vengeance, du duel à mort de deux rivaux autour de la même femme, moins celui de l’honneur et de la pureté, revendiquée par la Fiancée au dernier acte, que celui de la passion amoureuse, aussi impérieuse que dans la tragédie grecque où elle était commandée par les dieux. Elle participe du même feu qui consume Phèdre. Que peut-on faire quand le désir vous saisit ? Force est de dire, comme le fait Leonardo et comme le répète la Fiancée : « Ce n’est pas ma faute ! » Les personnages sont dominés par leur Éros, ils sont « agis », autant que le sera L’Étranger de Camus quelques années plus tard, autant que l’est, presque au même moment, Pascal Duarte, autre assassin malgré lui, dans le fameux roman de Camilo José Cela : La Famille de Pascal Duarte. Avec ce même feu du Sud et de la Méditerranée, signe de ces dieux de l’Olympe, ce même feu du Ciel qui, chez Camus, aveugle Meursault et lui fait assassiner l’Arabe.

Ce feu-là saisit la Fiancée et Leonardo devenus une même torche enflammée. Quand la fiancée s’écrie :

Je te regarde

et ta beauté me brûle.

son amoureux lui répond :

Le feu s’embrase avec le feu.

La même petite flamme

tue deux épis ensemble.

Partons !

Le reste, dès lors, appartient aux sens enivrants, à leur domination, à leur empire, ce qu’exprime Lorca par une image forte de cet accouplement fatal, une des plus fortes sans doute qu’il ait tracée :

Ma taille et tes reins

sont rivés de clous de lune.

Sexe et souffrance. Ces clous sont ceux de la passion du Christ. On les retrouvera dans le Guernica de Picasso, avec son cheval à la langue percée d’un clou. Passion dans tous les sens du terme, et qui rejoint bien là l’inspiration du Romancero gitan, et cette folle chevauchée amoureuse de « La femme infidèle » :

Cette nuit je courus

le meilleur des chemins,

monté sur une jument de nacre

sans bride et sans étriers.

Les sabots de l’impétueux cheval de Leonardo briseront leurs fers et la Fiancée chaussera elle-même les étriers de son amoureux, pour leur folle et tragique équipée. Noces de sang est bien la mise en scène d’une folle passion exprimée avec une sensualité impérieuse. Noce des corps amoureux, elle se prêtait pour cela, plus que toute autre pièce, à la chorégraphie et à la gestuelle dramatique. Elle avait ce génie-là, voulu par Lorca, et cinéastes et chorégraphes le lui ont bien rendu.

Mais cette passion dramatique, passée au crible de la lumière jaune de la Lune et d’un destin fatal, ne pourra aboutir. Voilà l’obsession de Lorca : l’impossible amour. Et dans le tracé allégorique des caractères, on voit bien ici que le Fiancé est un être falot, dominé par sa mère, évidemment castratrice, qui est aux antipodes de l’amant de la Fiancée, celui qui l’emporte sur son cheval fou, sur ce fier coursier, symbole ici, comme il l’a toujours été dans la poésie lorquienne, d’un sexe victorieux. Tout oppose ces deux hommes, et la Fiancée, forcément esclave de ses sens, a vite fait son choix, comme elle l’explique à la Mère en cette tirade qui est, probablement, ce que le poète a écrit de plus fort, de plus bouleversant sur la frustration des sens, sur le désir souverain et l’impossibilité d’en endiguer le flux, tout en révélant peut-être cet « amour obscur *12  » qui le tourmentait, lui, Lorca :

Moi j’étais une femme brûlée, pleine de plaies au corps, dedans, dehors, et ton fils était un peu de cette eau dont j’attendais enfants, terre et santé. Mais l’autre était un fleuve obscur, couvert de branches, qui me grisait de la rumeur de ses joncs et de son chant entre ses dents. Et moi je courais avec ton fils qui était comme un petit enfant d’eau froide quand l’autre m’envoyait des centaines d’oiseaux qui entravaient ma marche et me laissaient du givre sur mes blessures de pauvre femme desséchée, de fille caressée par le feu. Je ne voulais pas, tu m’entends ? Je ne voulais pas.