Au milieu du morceau, la porte s’entrouvrit et elle aperçut le capitaine Lennox qui hésitait à entrer. Abandonnant sa musique, elle se précipita hors de la pièce, laissant à Margaret, embarrassée et rougissante, le soin d’expliquer aux invités étonnés quelle apparition avait provoqué le départ précipité d’Edith. Le capitaine Lennox était arrivé plus tôt que prévu ; ou était-il vraiment si tard ? Les invités consultèrent leur montre, se montrèrent dûment choqués et prirent congé.

Edith revint alors, rayonnante de plaisir, menant d’un air mi-effarouché, mi-glorieux, son grand et beau capitaine. Mr Lennox serra la main de son frère et Mrs Shaw l’accueillit avec sa gentillesse et sa douceur habituelles, auxquelles se mêlait toujours une note plaintive, issue de la longue habitude qu’elle avait de se considérer comme la victime d’un mariage sans affinités. Maintenant que, le général n’étant plus, elle jouissait de tous les agréments de l’existence avec fort peu de désavantages, elle avait quelque peine à se trouver des motifs d’inquiétude. Cependant, depuis peu, son état de santé lui inspirait de l’appréhension ; elle souffrait d’une petite toux nerveuse qui survenait toutes les fois qu’elle y pensait ; et un docteur complaisant lui avait prescrit précisément ce qu’elle souhaitait, à savoir de passer l’hiver en Italie. Mrs Shaw avait des désirs aussi impérieux que la plupart des gens, mais il lui déplaisait de faire quoi que ce fût en admettant ouvertement qu’elle obéissait à sa propre initiative ou à son bon plaisir ; elle préférait être contrainte de satisfaire ses inclinations en se pliant aux ordres ou aux désirs d’une autre personne. Véritablement persuadée alors qu’elle se soumettait à une dure nécessité extérieure, elle pouvait gémir et se plaindre à sa manière discrète tout en faisant exactement ce dont elle avait envie.

C’est sur ce mode qu’elle commença à parler de son voyage au capitaine Lennox, qui acquiesçait – comme le devoir l’y obligeait –à tout ce que disait sa future belle-mère, cependant que son regard cherchait Edith, très occupée à réorganiser la table à thé et à commander toutes sortes de bonnes choses bien qu’il lui eût assuré qu’il avait dîné il n’y avait pas deux heures.

À deux pas du beau capitaine, son frère, Mr Henry Lennox, était accoudé à la cheminée, amusé par la scène d’intérieur. Dans cette famille où la beauté était singulièrement bien partagée, il était l’exception ; mais il avait un visage intelligent, vif et mobile ; et de temps à autre, Margaret se demandait à quoi il pouvait bien penser tandis qu’il observait, en silence mais avec un intérêt légèrement sarcastique, tous les faits et gestes des jeunes filles. C’était la conversation entre Mrs Shaw et le capitaine qui avait provoqué cette réaction moqueuse, et non ce qu’il observait. Il trouvait fort charmant le spectacle des deux cousines affairées à arranger la table. Edith se chargea de l’essentiel des petits aménagements, bien décidée à montrer à son soupirant combien elle pouvait être parfaite en épouse de soldat, et y prenant plaisir. Voyant que l’eau de la fontaine à thé était froide, elle envoya chercher la grande théière de la cuisine ; mais lorsqu’on la lui apporta et qu’elle voulut la prendre à la porte, ladite théière se révéla si lourde qu’elle renversa du thé sur la mousseline de sa robe où il fit une tache sombre, et la poignée laissa sur sa petite main blanche et potelée une marque en creux, qu’elle s’empressa de présenter au capitaine Lennox, en faisant la moue comme une enfant blessée. Naturellement, dans les deux cas, le remède appliqué était le même. Le réchaud à alcool rapidement allumé par Margaret s’avéra le dispositif le plus ingénieux, bien qu’il n’évoquât guère le campement de bohémiens qu’Edith, selon ses humeurs, considérait comme ce qui ressemblait le plus à la vie en garnison.

Après cette soirée, ce ne fut plus que fracas et tourbillon jusqu’au lendemain des noces.

CHAPITRE II

Roses et épines


Dans le demi-jour vert de la clairière ombreuse
Sur les talus de mousse où tu jouais enfant,
Sous l’arbre tutélaire, pour ton premier élan
Tu levas vers le ciel un regard d’amoureuse.

Mrs Hemans6


Margaret, une fois de plus en toilette du matin, rentrait tranquillement chez elle avec son père, qui était venu assister au mariage. Sa mère avait été retenue à la maison par une multitude de faux prétextes que personne n’avait vraiment compris, sauf Mr Hale, qui se rendait parfaitement compte que tous ses arguments en faveur d’une robe de satin gris, à mi-chemin entre le goût du jour et celui de l’ancien temps, s’étaient révélés vains ; faute des moyens nécessaires, il ne pouvait équiper sa femme de pied en cap, aussi ne voulait-elle pas se montrer au mariage de la fille unique de son unique sœur. Si Mrs Shaw avait deviné la vraie raison pour laquelle Mrs Hale avait refusé d’accompagner son mari, elle lui eût offert une profusion de robes ; mais cela faisait vingt ans que la pauvre et ravissante Miss Beresford était devenue Mrs Shaw, et elle avait oublié toutes ses doléances, hormis le désagrément issu de la différence d’âge au sein d’un couple, et sur lequel elle pouvait disserter des heures entières. La chère Maria avait épousé l’élu de son cœur, âgé seulement de huit ans de plus qu’elle, et doté du caractère le plus aimable qui fût et de ces cheveux d’un noir bleuté que l’on rencontre si rarement. Mr Hale était l’un des prédicateurs les plus agréables qu’elle eût jamais entendus, et le parangon des curés de campagne. Peut-être la déduction que tirait Mrs Shaw de ces prémisses lorsqu’elle pensait au sort de sa sœur n’était-elle pas très logique, mais elle était néanmoins caractéristique : « Cette chère Maria a fait un mariage d’amour, que peut-elle souhaiter de mieux dans ce monde ? » À dire vrai, Mrs Hale aurait pu répondre en énumérant une liste toute prête : « Une robe de soie glacée gris argent, un chapeau de paille blanche, oh, des dizaines de choses pour le mariage et des centaines d’autres pour la maison. »

Margaret savait seulement que sa mère n’avait pas jugé à propos de se rendre au mariage ; elle n’était pas fâchée que leurs retrouvailles eussent lieu au presbytère de Helstone plutôt qu’à Harley Street où, ces deux ou trois derniers jours, il avait régné un tel remue-ménage et où elle-même avait dû jouer les Figaros, car on avait besoin d’elle partout en même temps. À présent, elle avait l’esprit et le corps las de tout ce qu’elle avait fait et dit pendant ces dernières quarante-huit heures. Les adieux précipités – au milieu de tous les autres congés à prendre – qu’elle avait échangés avec ceux dont elle avait si longtemps partagé la vie, engendraient chez elle une vive nostalgie pour une époque désormais révolue ; quelle qu’ait pu être cette période de sa vie, elle était écoulée sans espoir de retour. Margaret se sentait le cœur beaucoup plus lourd qu’elle eût pu l’imaginer en regagnant son foyer bien-aimé, le lieu et l’existence après lesquels elle avait soupiré pendant des années – à l’heure propice aux désirs et aux regrets, juste avant que le sommeil n’émousse les sens vigilants. Elle s’arracha non sans effort à l’évocation du passé pour se tourner vers la contemplation sereine et optimiste d’un avenir prometteur. Au lieu de visions de ce qui avait été, ses yeux commencèrent à distinguer ce qui se trouvait vraiment devant elle : son cher père endormi, sur la banquette du compartiment. Ses cheveux noir de jais, à présent gris et clairsemés, lui descendaient sur les sourcils. On voyait nettement l’ossature de son visage, si accusée qu’il eût paru laid si ses traits n’avaient été aussi fins. Cependant, ils avaient une grâce, voire une beauté toute personnelle. Il était détendu, mais c’était le repos qui suit la fatigue plutôt que le calme serein de celui qui mène une vie placide et comblée. Margaret fut douloureusement frappée en voyant son expression lasse et anxieuse ; et elle repassa dans son esprit tous les détails connus et notoires de la vie de son père pour deviner la cause de ces rides qui révélaient de façon si manifeste une détresse et une tristesse quotidiennes.

« Pauvre Frederick, pensa-t-elle en soupirant.