Nouvelle histoire de Mouchette

Georges Bernanos
NOUVELLE HISTOIRE DE MOUCHETTE
(1937)
Table des matières
A propos de cette édition électronique du groupe « Ebooks libres et gratuits »
Dès les premières pages de ce récit le nom familier de Mouchette s’est imposé à moi si naturellement qu’il m’a été dès lors impossible de le changer.
La Mouchette de la Nouvelle Histoire n’a de commun avec celle du Soleil de Satan que la même tragique solitude où je les ai vues toutes deux vivre et mourir.
À l’une et à l’autre que Dieu fasse miséricorde !
G. B.
Mais déjà le grand vent noir qui vient de l’ouest – le vent des mers, comme dit Antoine – éparpille les voix dans la nuit. Il joue avec elles un moment, puis les ramasse toutes ensemble et les jette on ne sait où, en ronflant de colère. Ce que Mouchette vient d’entendre reste longtemps suspendue entre ciel et terre, ainsi que ces feuilles mortes qui n’en finissent pas de tomber.
Pour mieux courir, Mouchette a quitté ses galoches. En les remettant, elle se trompe de pied. Tant pis ! Ce sont les galoches d’Eugène, si larges qu’entre la tige elle peut passer les cinq doigts de sa petite main. L’avantage est qu’en s’appliquant à les balancer au bout des orteils ainsi qu’une paire d’énormes castagnettes, elles font à chaque pas sur le macadam du préau un bruit qui met Mme l’institutrice hors d’elle-même.
Mouchette se glisse jusqu’à la crête du talus et reste là en observation, le dos contre la haie ruisselante. De cet observatoire, l’école paraît toute proche encore, mais le préau est maintenant désert. Après la récréation, chaque samedi, les classes se rassemblent dans la salle d’honneur ornée d’un buste de la République, d’un vieux portrait jamais remplacé de M. Armand Fallières, et du drapeau de la Société de gymnastique, roulé dans sa gaine de toile cirée. Madame doit lire en ce moment les notes de la semaine, puis l’on répétera une fois de plus la cantate qui doit être l’une des solennités de la lointaine distribution des prix. – Ah ! si lointaine en ce mars désolé ! Voici qu’elle reconnaît la strophe familière, le « Plus d’espoir ! » que Madame jette avec un terrible rictus de sa bouche mince et un mouvement de tête si lent que son peigne lui tombe dans le cou…
Espérez !… Plus d’espoir !
Trois jours, leur dit Colomb, et je vous dô…o…nne un monde.
Et son doigt le montrait, et son œil pour le voir
Scrutait de l’hô…o.o.rizon l’i…mmen-si …té prôo… fonde…
Derrière les vitres troubles, Mouchette distingue à peine les têtes groupées par deux ou par trois autour des partitions, mais la haute silhouette de Madame, perchée sur l’estrade, se détache en noir sur les murs ripolinés. Le bras maigre se lève et s’abaisse en mesure, parfois reste tendu, menaçant, dominateur, tandis que les voix s’apaisent lentement, ont l’air de se coucher aux pieds de la dompteuse ainsi que des bêtes dociles.
Au témoignage de sa maîtresse, Mouchette n’a « aucune disposition pour le chant ». La vérité est qu’elle le hait. Elle hait d’ailleurs toute musique d’une haine farouche, inexplicable. Sitôt que se posent sur les touches du geignant harmonium, les longs doigts de Madame, déformés par les rhumatismes, sa faible poitrine se serre si douloureusement que les larmes lui viennent aux yeux. Quelles larmes ? On dirait que ce sont des larmes de honte. Chaque note est comme un mot qui la blesse au plus profond de l’âme, un de ces mots lourds que les garçons lui jettent en passant, à voix basse, qu’elle feint de ne pas entendre, mais qu’elle emporte parfois avec elle jusqu’au soir, qui ont l’air de coller à la peau.
Un jour, blême de rage, elle a voulu livrer à Madame le secret de sa répugnance insurmontable, mais elle n’a réussi qu’à balbutier quelques explications ridicules où le mot dégoût revenait sans cesse. « La musique me dégoûte. » « Vous n’êtes qu’une petite barbare, répétait Madame avec accablement, une vraie barbare. Et encore les barbares ont une musique ! Une musique barbare naturellement, mais une musique. La musique partout précède la science. » L’institutrice n’en a pas moins renoncé à lui enseigner le solfège, elle perdait trop de temps, devenait folle. Car Mouchette qui s’obstine, on ne sait pourquoi, « à parler de la gorge », au point d’exagérer encore l’affreux accent picard, possède – au dire de Madame – une voix charmante, un filet de voix plutôt, si fragile qu’on croit toujours qu’il va se briser – et qui ne se brise jamais. Malheureusement, depuis qu’elle vient d’atteindre cette quatorzième année qui fait d’elle la doyenne de l’école, Mouchette s’est mise à chanter aussi « de la gorge », lorsqu’elle chante. D’ordinaire, elle se contente d’ouvrir la bouche sans proférer aucun son, dans l’espoir de tromper l’oreille infaillible de la maîtresse. Il arrive que Madame, furieuse, dégringolant tout à coup de l’estrade, entraîne la rebelle jusqu’à l’harmonium, courbe des deux mains la petite tête jusqu’au clavier.
Parfois, Mouchette résiste. Parfois, elle demande grâce, crie qu’elle va essayer. Alors l’institutrice s’installe, tire de l’insupportable instrument une espèce de plainte mugissante sur laquelle oscille vertigineusement la voix limpide, miraculeusement retrouvée, pareille à une barque minuscule à la crête d’une montagne d’écume.
D’abord, Mouchette ne reconnaît pas sa propre voix : elle est trop occupée à épier le visage de ses compagnes, leurs regards, les sourires pâles d’une envie qu’elle prend naïvement pour du dédain. Puis, tout à coup, cela vient jusqu’à elle comme des profondeurs d’une nuit magique, impénétrable. En vain elle s’efforce de briser cette tige de cristal, reprend sournoisement la voix de gorge et l’accent picard. Chaque fois le regard terrible de Madame la rappelle à l’ordre, et le rugissement soudain éperdu de l’harmonium. Quelques secondes, elle s’use dans cette lutte inégale dont personne ne saura jamais la cruauté.
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