Nouvelles et contes
Oscar Wilde
LE PORTRAIT DE
MONSIEUR W.H.
Traduction Albert Savine
(Publication en 1906)
PRÉFACE
Ce volume contient, je crois, toutes les nouvelles d'Oscar Wilde qui n'avaient pas encore été traduites en français.
J'ai dû à la gracieuseté de M. Walter E. Ledger les textes sur lesquels j'ai traduit le Fantôme de Canterville, Un Sphinx qui n'a pas de secret et le Modèle millionnaire.
Je dois au même écrivain des éclaircissements sur différentes difficultés qui m'ont prouvé qu'on ne sait jamais complètement une langue quand on n'a pas vécu dans les pays où on la parle.
Je lui dois enfin des notions bibliographiques exactes dont j'ai usé, d'ailleurs, avec discrétion pour ne point déflorer le travail bibliographique très complet qu'il a en préparation, avec un ami d'Oxford, sur les œuvres d'Oscar Wilde. Que mon généreux correspondant trouve ici le témoignage de ma gratitude !
J'ai puisé les textes du Portrait de Monsieur W. H., des Poèmes en prose et de l'étude l'Âme humaine sous le régime socialiste dans les collections des Revues citées dans mes notices bibliographiques, collections que la Bibliothèque nationale possède heureusement complètes.
En traduisant le Portrait de Monsieur W. H., je me suis permis deux corrections qui m'ont paru correspondre à des fautes d'impression.
C'est à Mary Fitton et non à Mary Finton que l'on a attribué un rôle dans l'histoire des Sonnets et, selon toute apparence, c'est à P. Oudry que Wilde fait attribuer par ses amis le faux portrait de Monsieur W. H., bien que le Blackwood's Edinburgh Magazine ait imprimé Ouvry.
Enfin, ce m'est un devoir de reconnaître que pour les versions des fragments cités des Sonnets, j'ai beaucoup emprunté aux traductions de François-Marie-Victor Hugo et d'Émile Montégut. Suum cuique.
Albert Savine.
LE PORTRAIT DE MONSIEUR W. H. {1}
I
J'avais dîné avec Erskine dans sa jolie petite maison de Bird Cage Walk et nous étions assis dans sa bibliothèque, buvant notre café et fumant des cigarettes, quand nous en vînmes à causer des faux en littérature.
Maintenant je ne me souviens plus ce qui nous amena à un sujet aussi bizarre en un pareil moment, mais je sais que nous eûmes une longue discussion au sujet de Macpherson{2}, d'Ireland{3} et de Chatterton{4} et qu'en ce qui concerne ce dernier, j'insistai sur ce point que ses prétendus faux étaient simplement le résultat d'un désir artistique de parfaite ressemblance, que nous n'avons nul droit de marchander à un artiste les conditions dans lesquelles il veut présenter son œuvre et que tout art étant à un certain degré une sorte de jeu, une tentative de réaliser sa propre personnalité sur quelque plan imaginatif en dehors de la portée des accidents et des limites de la vie réelle ; — censurer un artiste pour un pastiche, c'était confondre un problème de morale et un problème d'esthétique.
Erskine, qui était de beaucoup mon aîné et qui m'avait écouté avec la politesse amusée d'un homme qui a atteint la quarantaine, appuya soudain sa main sur mon épaule et me dit :
— Que diriez-vous d'un jeune homme qui avait une étrange thèse sur certaine œuvre d'art, qui croyait à cette thèse et qui commit un faux pour en faire la démonstration ?
— Oh ! ceci est tout à fait une autre question.
Erskine demeura quelques instants silencieux, contemplant le mince écheveau de fumée grise qui s'élevait de sa cigarette.
— Oui, dit-il après une pause, c'est tout à fait différent !
Il y avait quelque chose dans le ton de sa voix, une légère sensation d'amertume peut-être, qui excita ma curiosité.
— Avez-vous jamais connu quelqu'un qui avait fait cela ? lui demandai-je brusquement.
— Oui, répondit-il, en jetant au feu sa cigarette, un de mes grands amis, Cyril Graham. C'était un garçon tout à fait fascinant, un vrai fou sans la moindre énergie. C'est pourtant lui qui m'a laissé le seul legs que j'ai reçu de ma vie.
— Et qu'était-ce ? m'écriai-je.
Erskine se leva de sa chaise et allant à une petite vitrine en marqueterie qui était placée entre les deux fenêtres, il l'ouvrit et revint à l'endroit où j'étais assis en tenant dans sa main un petit panneau de peinture encadré d'un vieux cadre un peu terne de l'époque d'Elisabeth.
C'était un portrait en pied d'un jeune homme habillé d'un costume de la fin du XVIe siècle, assis à une table, sa main droite reposant sur un livre ouvert.
Il paraissait âgé de dix-sept ans et était d'une beauté tout à fait extraordinaire, quoique évidemment un peu efféminée.
Certes, si ce n'eût été le costume et les cheveux coupés très courts, on aurait dit que le visage, avec ses yeux pensifs et rêveurs et ses fines lèvres écarlates, était un visage de femme.
Par la manière, surtout par la façon dont les mains étaient traitées, le tableau rappelait les dernières œuvres de François Clouet. Le pourpoint de velours noir, avec ses broderies d'or capricieuses, et le fond bleu de paon, sur lequel il se détachait si agréablement, et qui donnait à ses tons une valeur si lumineuse, étaient tout à fait dans le style de Clouet.
Les deux masques de la Comédie et de la Tragédie, suspendus, d'une façon quelque peu apprêtée, au piédestal de marbre, avaient cette dureté de touche, cette sévérité si différente de la grâce facile des Italiens que, même à la Cour de France, le grand maître flamand ne perdit jamais complètement et qui chez lui ont toujours été une caractéristique du tempérament des hommes du Nord.
— C'est une charmante chose, m'écriai-je, mais quel est ce merveilleux jeune homme dont l'art nous a si heureusement conservé la beauté ?
— C'est le portrait de monsieur W. H., dit Erskine avec un triste sourire.
Ce peut être un effet de lumière dû au hasard, mais il me sembla que des larmes brillaient dans ses yeux.
— Monsieur W. H. ! m'écriai-je. Qui donc est monsieur W. H. ?
— Ne vous souvenez-vous pas ? répondit-il. Regardez le livre sur lequel reposent ses mains.
— Je vois qu'il y a là quelque chose d'écrit, mais je ne puis le lire, répliquai-je.
— Prenez cette loupe grossissante et essayez, dit Erskine sur les lèvres de qui se jouait toujours le même sourire de tristesse.
Je pris la loupe et approchant la lampe un peu plus près, je commençai à épeler l'âpre écriture du seizième siècle :
À l'unique acquéreur des sonnets ci-après.
— Dieu du ciel m'écriai-je. C'est le monsieur W. H., de Shakespeare.
— Cyril Graham prétendait qu'il en était ainsi, murmura Erskine.
— Mais il n'a pas la moindre ressemblance avec lord Pembroke, répondis-je. Je connais très bien les portraits de Penhurst{5}. J'ai demeuré tout près de là il y a quelques semaines.
— Alors vous croyez vraiment que les sonnets sont adressés à lord Pembroke{6} ? demanda-t-il.
— J'en suis certain, répondis-je. Pembroke, Shakespeare et madame Mary Fitton{7} sont les trois personnages des Sonnets, il n'y a pas le moindre doute là-dessus.
— Fort bien, je suis d'accord avec vous, dit Erskine, mais je n'ai pas toujours pensé de la sorte. J'ai eu l'habitude de croire… oui, je crois que j'ai eu l'habitude de croire Cyril Graham et sa théorie.
— Et qu'était cette théorie ? demandai-je en regardant le merveilleux portrait qui commençait presque à exercer sur moi une singulière fascination.
— C'est une longue histoire, dit Erskine, me reprenant la peinture des mains d'une façon que je jugeai alors presque brutale… C'est une longue histoire, mais si vous avez envie de la connaître, je vous la dirai.
— J'aime les théories sur les Sonnets, m'écriai-je, mais je ne crois pas que je sois en disposition d'être converti à quelque idée nouvelle. La question n'est plus un mystère pour personne et, certes, je suis surpris qu'elle ait jamais été un mystère.
— Comme je ne crois pas à la théorie, je ne ferai nul effort pour vous la faire adopter, dit Erskine en riant, mais elle peut vous intéresser.
— Dites-la moi, parbleu ! répondis-je. Si la théorie est à moitié aussi délicieuse que la peinture, je serai plus que satisfait.
— Eh bien ! reprit Erskine en allumant une cigarette, je dois commencer par vous parler de Cyril Graham lui-même.
Lui et moi nous habitions la même maison à Eton. J'avais un ou deux ans de plus que lui, mais nous étions très grands amis. Nous travaillions et nous nous amusions tout le temps ensemble. Certes, nous nous amusions beaucoup plus que nous ne travaillions, mais je ne puis dire que je regrette cela.
C'est toujours un avantage de n'avoir pas reçu une orthodoxe éducation de boutiquier. Ce que j'ai appris dans les lices de jeu d'Eton m'a été tout aussi utile que tout ce que l'on m'a enseigné à Cambridge.
Il faut que je vous dise que le père et la mère de Cyril étaient tous les deux morts. Ils s'étaient noyés dans un épouvantable accident de yacht près de l'île de Wight.
Son père avait été dans la diplomatie et avait épousé une fille, la fille unique en fait, du vieux lord Crediton qui devint le tuteur de Cyril après la mort de ses parents.
Je ne crois pas que lord Crediton se souciât beaucoup de Cyril. En fait, il n'avait jamais pardonné à sa fille d'épouser un homme qui n'avait pas de titre.
C'était un étrange aristocrate de la vieille roche, qui jurait comme un marchand de pommes frites et avait les manières d'un fermier.
Je me souviens de l'avoir vu une fois un jour de distribution des prix. Il gronda contre moi, il me donna un souverain et me dit de ne pas devenir un « sacré radical » comme mon père.
Cyril avait très peu d'affection pour lui et n'avait pas de plus grande joie que de venir passer la plus grande partie de ses congés avec nous en Écosse.
En réalité, ils ne s'accordaient jamais ensemble.
Cyril le considérait comme un ours et il jugeait Cyril efféminé.
Il était efféminé, je veux bien, en certaines choses, quoiqu'il fût un excellent cavalier et un tireur de première force. En fait, il obtint les fleurets d'honneur avant de quitter Eton. Mais son attitude était très molle.
Il n'était pas médiocrement vain de sa bonne mine et avait une répugnance extrême pour le foot ball.
Les deux choses qui le charmaient réellement, c'étaient la poésie et l'art scénique. À Eton, il était toujours occupé à se farder et à réciter du Shakespeare et quand nous allâmes au collège de la Trinité, la première année, il devint un membre du A. D. C.
Je me souviens que je fus toujours très jaloux de son goût pour la scène.
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