Au seul nom d'Angulaffre, il s'attendait à voir un monstre issu de la race des Titans, semblable à ces farouches enfants de la terre, qui, jadis, pour assiéger l'Olympe, entassèrent montagnes sur montagnes ; hé bien, ce n'était qu'un homme de sept pieds.
Si jamais vous avez vu l'original ou la copie du chef-d'œuvre de Glycon, la statue du héros fils d'Alcmène, vous avez trait pour trait l'image de celui qui, au clair de la lune, a mis l'aimable Angéla dans un si grand danger. Couché comme il était, le plus habile de nos antiquaires l'eût pris pour un Hercule, pour un Hercule en repos après qu'il a nettoyé les étables de marbre d'Augias. Nu comme lui, la poitrine haute, les épaules larges, tel paraissait Angulaffre. Le chevalier s'arrête, saisi d'étonnement ; il n'était pas très familier avec l'antiquité, et se montrer ainsi dans l'état de nature aux chastes regards du jour, lui semble une action digne d'un païen.
“Hé bien, noble chevalier, lui dit Angéla, que tardez-vous ? Il dort, prenez l'anneau, frappez-le ensuite, et c'en est fait.
– Non, ma gloire m'est trop chère ; un ennemi nu et plongé dans le sommeil peut dormir en assurance auprès de moi ; commençons par l'éveiller.
– Emparez-vous du moins de l'anneau.”
Huon s'approche, s'en saisit, et, sans le savoir, se rend le souverain des génies. De maintes propriétés inconnues au chevalier, l'anneau a celle de s'ajuster avec docilité à tous les doigts ; il s'étend ou se resserre à volonté. Le paladin considère ce joyau merveilleux avec un plaisir mêlé de crainte ; puis, saisissant le bras du géant, il le secoue avec tant de force, qu'enfin il s'éveille.
Il commence à peine à remuer, que la fille de Balazin s'enfuit en poussant un grand cri. Huon, fidèle à sa valeur et à son ordre, reste seul auprès de lui. Le monstre l'aperçoit, et d'une voix terrible il s'écrie :
“Qui es-tu, vil insecte, assez téméraire pour oser troubler mon repos ? Tu as l'audace de t'offrir à mes yeux ; tu es donc las de vivre ?
– Lève-toi, lui dit le paladin, et prends tes armes ; c'est avec mon épée que je veux répondre à tes bravades. Le ciel m'envoie pour te punir ; ta criminelle vie touche à sa fin.”
En l'écoutant, le géant aperçoit l'anneau au doigt de Huon ; l'effroi le saisit.
“Rends-moi cet anneau, et t'en retourne en paix ; sors, et rends grâce à ton heureux destin.
– Je ne t'ai pris que ce que tu as dérobé, réplique le fils de Sigevin ; je le rendrai à celui auquel il appartient. Quant à toi, va chercher tes armes ; prépare-toi au combat, et descends dans la cour.
– Tu es un honnête homme, répond Angulaffre, d'un ton de plus en plus doux ; tu aurais pu me tuer pendant mon sommeil, aussi j'ai pitié de ta jeunesse : rends-moi seulement l'anneau, et je t'accorde la vie.
– Lâche ! s'écrie Huon, c'est en vain que tu m'implores ; meurs ! ou si tu désires la vie, tâche de la mériter par ta valeur.”
À ces mots, le monstre s'élance. Les murs du château en sont ébranlés. Ses yeux étincellent ; la colère se peint dans tous ses traits. De sa bouche sort une épaisse vapeur. Il endosse, à la hâte, une cuirasse impénétrable même aux coups d'un glaive enchanté.
Le chevalier descend, et bientôt il voit paraître tout couvert d'acier son orgueilleux ennemi, qui, dans sa rage, oublie qu'il n'est point, devant l'anneau, d'armure capable de le protéger. Du premier coup de la bonne épée de Huon, sa fierté l'abandonne ; son sang coule en torrents, et le souffle de la vie s'échappe de son vaste gosier. Il tombe tel qu'un pin frappé par la foudre sur la cime du Taurus. Sa chute ébranle la tour et les champs qui l'environnent. Tout son corps est privé de mouvement ; son œil fixe est pour jamais insensible à la clarté des cieux, et les démons entraînent son âme chargée de crimes au séjour d'une justice terrible. Le noble paladin essuie le sang, ce noir poison qui souille son épée, et va retrouver la jeune princesse.
À sa vue, Angéla, transportée de joie, se précipite à ses pieds.
“Brave guerrier, dit-elle, gloire vous soit rendue : votre bras a vengé mon injure… Et toi, à qui je dois un si vaillant sauveur, reine du ciel, reçois ici le vœu que je fais, de consacrer sur tes autels l'image, en or pur, du premier fils dont j'aurai le bonheur d'être mère.”
Huon la relève d'un air respectueux ; il répond aux témoignages de sa reconnaissance avec cette politesse antique et chevaleresque, moins délicate, sans doute, que la nôtre, mais à coup sûr plus franche et plus expressive. Le principal devoir d'un chevalier était de protéger les jeunes dames et de répandre, au premier appel, tout son sang pour elles, lors même que son cœur aurait été insensible à leurs attraits.
Le trouble d'Angéla ne lui avait point encore permis de considérer le jeune guerrier ; c'est en l'aidant à déposer son armure, qu'elle aurait pu souhaiter les cent yeux qu'étale l'oiseau de Junon sur son brillant plumage, tant la grâce et la beauté du héros lui paraissaient plus qu'humaines. Elle ne le comparait pas, sans doute, au mortel placé entre son cœur et lui, et c'était sans dessein qu'elle se livrait au plaisir de le voir. Ah ! sans doute, de simples regards ne sont pas des crimes ! Aucun scrupule ne troublait cet innocent plaisir. Une douce illusion se jouait de sa jeune âme : elle était d'autant plus sûre de son cœur que, tout entière à la reconnaissance, Alexis était alors loin de sa pensée… Rends grâce à ton heureux destin, aimable Angéla ! Aucun de tes regards n'enflamma ton libérateur. Un désir inquiet, inconnu, l'entraîne à Bagdad, comme l'aimant attire le fer ; il émousse pour lui les traits de ta beauté, et le rend insensible à tes charmes. En vain ta taille svelte et légère a été façonnée par la main de l'amour même ; en vain tes traits unissent la grâce à la majesté ; ton sein, tel qu'une double colline récemment couverte de neige et que ternit un léger brouillard, soulève en vain une gaze légère ; en vain ta peau douce et unie ressemble à l'onde pure et tranquille dans laquelle se mire l'aurore ; en vain la beauté a si bien imprimé son sceau dans toute ta personne, que ton vêtement décore plus tes appas qu'il ne les couvre… Angéla ! En vain tu es jeune et belle. Le désir de jouir longtemps de ta présence n'entre point dans l'âme du guerrier ; il ne brûle que du désir de te rendre à ton époux… qu'en ce moment tu sembles oublier… Mais Huon lui en parle le premier. Déjà même il lui promet d'accompagner ses pas, d'être son guide et son appui quand soudain un grand bruit de voyageurs et de chevaux se fait entendre dans la cour du château ; les vastes escaliers tremblent sous les pas précipités des cavaliers. La princesse s'épouvante ; mais bientôt la terreur fait place à la joie : c'est Alexis lui-même. Il entre. Il avait réfléchi un peu tard, à la vérité, qu'il ne serait pas trop glorieux pour lui que Huon délivrât Angéla, tandis que son époux, loin du danger, s'abandonnait sans trouble, avec sa suite, aux plaisirs de la table.
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