Il n'était pas impossible non plus que le chevalier profitât de sa victoire ; qui pouvait en répondre ? Tourmenté de cette idée, il s'était élancé sur son cheval, et, suivi de sa troupe, il arrivait à toute bride, au risque de trouver le danger dissipé par la vaillance de l'étranger. Dans ce cas, il se contenterait de recevoir Angéla de ses mains, et d'offrir ses vœux au vainqueur. Il ne se dissimulait pas qu'il aurait bien un peu à rougir… Mais il était prince du Liban.

Cependant Huon, que sa fortune dispense de ramener Angéla dans le vallon des Palmiers, est loué à l'envi par la troupe guerrière. Loin de le flatter, ces louanges l'affligent, l'embarrassent, quand tout à coup, pour dernier bienfait, par la vertu de l'anneau, une table ronde s'offre à leurs yeux ; des mains invisibles la couvrent de mille mets, faits pour exciter l'appétit et flatter le goût.

“Ah ! seigneur chevalier, s'écrie la princesse, j'allais l'oublier : avant de nous mettre à table, ouvrez vous-même le harem du géant. Cette tour renferme encore cinquante jeunes femmes, belles comme les fleurs qui décorent un parterre. Sans doute il les réservait pour en faire un sacrifice à son prophète.”

Le harem s'ouvre et présente aux regards une foule de beautés élégamment parées qui retracent l'image enchanteresse du paradis de Mahomet. Huon les met sous la protection des chevaliers, puis s'échappe au galop, tandis que tous le conjurent et lui crient en vain de les honorer de sa présence, du moins pendant le repas.

Déjà le crépuscule du soir perdait sa couleur purpurine, et la lune s'élevait silencieusement sur l'horizon. Le chevalier, qui sent sa monture harassée, se résout à prendre quelque repos. Tandis que le vieillard soigne les chevaux, il cherche l'endroit le plus touffu du gazon pour s'en faire un lit. Près de lui tout à coup une tente magnifique s'offre à ses regards ; le terrain qu'elle occupe est couvert d'un riche tapis ; ses contours sont garnis de coussins qui s'enflent lentement sous la main qui les comprime. Au milieu de cette tente est une table de jaspe, soutenue par un trépied d'or ; les mets dont elle est chargée la rendent digne des dieux pour celui que la faim aiguillonne. À cet aspect, Huon reste pétrifié ; de l'œil il appelle Schérasmin, et lui demande ce qu'il voit.

“Oh ! la chose est claire, répond le fidèle écuyer ; l'ami Obéron n'est pas loin d'ici, on ne peut s'y tromper : sans lui, au lieu de nous enfoncer dans la plume, nous aurions passé la nuit moins doucement sur le sein de la terre. Voilà ce que j'appelle penser à ses amis ! Venez, mon cher maître ; après une si longue course, un repas a son prix ; ça, quittons nos armes. Vous le voyez, le nain, quoique à la hâte, n'a rien négligé pour nous bien traiter.”

Messire Huon suit ce sage conseil ; ils s'assoient, et soupent de très bon appétit. Aux accents joyeux d'une chanson gasconne, le verre se vide en un instant et se remplit de même.

Bientôt la main bienfaisante du sommeil vient répandre ses pavots sur leurs membres fatigués, et cependant le silence des airs est rempli par une musique céleste ; on eût dit que les feuilles des arbres d'alentour avaient été transformées en autant de voix, et que les sons mélodieux de la plus sublime cantatrice étaient mille fois répétés par elle. Cette douce harmonie s'affaiblit insensiblement. Tel est le doux murmure du zéphyr, quand aux beaux jours de l'été son souffle agite à peine les feuilles et l'onde argentée du tranquille ruisseau où la nymphe rafraîchit ses appas. Bercé par ces sons divins, un profond sommeil enchaîne bientôt les sens du chevalier ; il y reste plongé jusqu'au moment où le coq matinal est éveillé par les coursiers de l'aurore. Un songe étrange l'agite : il croit être dans un pays inconnu ; il marche vers un torrent que borde une plaine ombragée. Une femme semblable aux Immortelles s'offre à ses regards ; une douceur céleste règne dans ses grands yeux, et les charmes de l'amour dans toute sa personne. Des paroles ne pourraient exprimer ce qu'il éprouve ; il ressent pour la première fois la puissance de l'amour. Immobile, en extase, ses pieds semblent attachés à la terre ; sa vie tout entière a passé dans ses yeux. Cette beauté a déjà disparu, il croit la voir encore ; et quand enfin cette douce illusion l'abandonne, ses yeux mourants se ferment à la lumière. Alors, étendu sur le rivage, presque mort, il croit sentir une main qui réchauffe son cœur engourdi. Ranimé par elle, il se lève, et voit auprès de lui la même femme et ne peut la prendre pour une mortelle ; elle lui semble mille fois plus belle et plus touchante qu'auparavant. Tous les deux s'observent, en silence, avec des regards qui exprimaient bien plus que leurs lèvres n'eussent osé en dire. Dans ses yeux il croit voir le ciel. L'excès du plaisir devient bientôt un abîme de douleurs. Un penchant irrésistible le précipite dans ses bras ; il presse son cœur contre son sein. Avec quelle rapidité, quelle force, quelle chaleur, il sent le cœur de la nymphe battre contre son cœur ! oh ! combien il est heureux ! et… Mais soudain le jour cesse de luire, le tonnerre roule son char de feu sur des nuages noirs, l'essaim farouche des tempêtes fait entendre ses mugissements.