Une main invisible arrache la nymphe des bras du guerrier, l'enlève dans un tourbillon, et la précipite dans les flots du torrent voisin. Il entend ses cris douloureux ; il veut voler à son secours ; mais, ô peine mortelle ! il ne le peut pas ! La terreur le rend immobile : en vain il veut faire usage de ses jambes et de ses bras, on dirait qu'il est plongé dans la glace jusqu'au cou. Du sein des vagues il voit la nymphe infortunée étendre vers lui ses mains suppliantes ; il la voit, et ne peut crier ; il ne peut, tout impétueux qu'est son amour, s'élancer dans les flots pour aller à son secours.

Schérasmin, jugeant à sa respiration gênée le trouble qui l'agite, lui crie :

“Éveillez-vous, Monsieur, un mauvais songe vous persécute.

– Retirez-vous, esprit malfaisant, répond le paladin, voulez-vous me ravir jusqu'à son ombre ?”

Et il se réveille l'œil en courroux ; le cœur lui bat encore de l'angoisse mortelle qu'il vient d'éprouver. L'éclat du jour l'offusque. Une sueur froide couvre ses joues décolorées.

“Voilà un songe bien pénible, lui dit le vieillard, il faut que vous ayez dormi trop longtemps sur le dos.

– Un songe ! répond en soupirant le fils de Sigevin. Et d'un regard moins farouche : Oui, c'est un songe en effet, mais qui va me coûter le repos de ma vie !

– Dieu vous en garde, mon cher maître !

– Dis-moi franchement, lui demande gravement le chevalier, si parfois les songes ne nous annoncent pas l'avenir ?

– Monsieur, il y en a des exemples ; et depuis que je vous accompagne, je ne nie plus rien. Si cependant vous me permettez de vous dire franchement mon avis, je vous avouerai que je n'ai pas grande foi aux songes. C'est la chair et le sang qui agissent, chez moi du moins, quand il m'arrive de rêver. Nos pères le savaient bien, et ils nous l'ont appris dans des vers bien connus. Au demeurant, contez-moi votre rêve, et peut-être pourrai-je vous dire quelque chose de mieux.

– C'est ce que je veux faire sans différer, reprit Huon. Nous avons le temps ; le soleil levant dore à peine le sommet des arbres. Mais, avant tout, donne-moi cette coupe, j'ai besoin de ranimer mes esprits. Un poids énorme m'oppresse et m'accable.”

Tandis que la coupe miraculeuse répare les forces du chevalier, Schérasmin le regarde en silence ; il a l'air mécontent de voir le fils du brave Sigevin plus faible qu'il ne convient à un homme. “Oh ! oh ! se dit-il en secouant la tête, un songe l'occupe à ce point, même après le réveil ! N'importe, déjeunons toujours.”

Chant quatrième

CHANT QUATRIÈME

LE paladin commence en ces termes :

“Bon Schérasmin, j'ignore quels sont tes sentiments secrets sur le récit que je vais te faire. Mais tu me vois, et, grâce au ciel ! je puis le dire, je jouis de toute ma raison et de toute la force de la jeunesse. Jusqu'à ce moment, mon cœur fut inaccessible aux traits de l'amour ; cependant, mille beautés ornaient la cour de ma mère, et les occasions s'offraient en foule au jeune homme enclin à la volupté. Tantôt on jouait aux gages, tantôt c'était une jarretière à dénouer ; mais le plus joli pied du monde n'aurait pu troubler mon repos, quand même c'eût été celui de la belle Genièvre. La vue de tant de beaux seins, de tant d'appas, qu'aucun voile ne couvrait, aurait pu faire naître en moi mille désirs. Mais l'habitude produit sur nous les effets de Méduse ; elle nous rend insensibles, même pour la plus belle. Hélas ! à quoi m'a servi mon indifférence ? Mon heure est venue, le destin a voulu que j'aimasse en songe pour la première fois !

“Oui, Schérasmin, enfin je l'ai vue, celle qui devait triompher de moi ; je l'ai vue, et, sans balancer, je lui ai donné mon cœur. Ce n'est qu'un songe, dis-tu ? Non, mon ami, non, un vain fantôme ne laisse point après lui des traces aussi profondes ! Traite-moi d'insensé, si tu le veux : je te le répète, elle vit ; je l'ai eue en ma puissance ; il faut que je la retrouve. Oh ! si tu l'avais vu comme moi, cet ange adorable ! Si je savais peindre, je te la représenterais telle qu'elle parut à mes yeux, et elle enflammerait ton vieux cœur. Ah ! que ne donnerais-je pas pour posséder quelque chose qui lui ait appartenu, ne fût-ce que le bouquet qui reçoit ses soupirs. Elle est dans la fleur de la plus brillante jeunesse… Ah sans doute, une créature céleste fut le modèle sur lequel on la moula : elle en a et les roses et les lis. Sa taille est divine ; un sourire enchanteur règne sur son visage, et chacun de ses traits, qu'accompagne un air de majesté, éveille et contient à la fois le désir. Figure-toi tant d'appas, et tu auras à peine l'ombre de sa beauté. Doucement attiré par ses regards, j'ai senti cette femme céleste, qui semblait cependant n'avoir que la forme aérienne d'un ange, je l'ai sentie appuyer son sein contre mon sein, j'ai senti son cœur battre contre mon cœur… Ah ! comment ai-je pu survivre à mon ravissement ! Eh bien, parle !

– C'était un rêve !

– Ah ! que ma vie passée est vide et morte, si je la compare à ce rêve !

Non, je le répète, Schérasmin, ce n'est point une vaine illusion enfantée par l'ivresse de la veille : un secret sentiment me dit qu'elle existe, et qu'elle a été créée pour moi. Obéron l'a peut-être offerte à ma vue !… Ah ! si c'est une chimère, ne cherche pas à me désabuser ; elle est si douce ! Mais non ; un si beau songe n'est point une erreur ; ah ! si c'en est une, la vérité ne sera plus qu'un vain mensonge.”

Le vieillard secoue sa tête fertile en doutes, de même que vous secouez la vôtre quand on vous raconte un prodige auquel intérieurement vous ne pouvez ajouter foi, et que cependant il vous est impossible de réfuter.

“Dis-moi donc ce que tu penses, Schérasmin.

– Voilà justement ce qui m'embarrasse, répond l'indifférent écuyer. J'aurais bien quelques objections à vous faire ; mais elles ne serviraient qu'à vous affliger. Continuons, me disais-je à moi-même, notre route vers Bagdad ; votre serment vous y oblige ; peut-être le charme se dissipera, peut-être aussi le nain vous fera-t-il trouver la princesse du songe.