Le chevalier prend ses armes, et vole à l'endroit d'où ces cris lamentables se font entendre. Il voit un Sarrasin à cheval, attaqué par un lion énorme. Déjà son courage et ses forces s'épuisent ; son bras, affaibli, n'est plus armé que par le désespoir ; déjà son coursier, les flancs déchirés, chancelle et tombe inondé dans son sang ; dans l'excès de la douleur, il a brisé son mors. Le lion, en courroux, s'élance sur son adversaire : de ses yeux partent des traits de flamme. Cependant Huon le frappe dans le flanc. Ce coup inopiné redouble la colère du roi des animaux ; il riposte par un coup de sa griffe redoutable. Le sang du chevalier jaillit par mille sources ; et sans la vertu magique de l'anneau d'Angulaffre, le lion, d'un seul coup, l'eût séparé en deux. Le guerrier rassemble toutes ses forces (car il voit sa mort écrite dans les regards du monstre) ; et d'un bras nerveux, il lui plonge sa courte épée dans la nuque du cou. En vain il agite sa queue pour en frapper son ennemi, qui, d'un saut léger, l'esquive ; en vain il menace encore de sa griffe terrible, un coup de Schérasmin l'étend sur la place.

Le Sarrasin, qu'à la richesse de son turban, sur lequel brillaient les pierres les plus précieuses, on pouvait regarder comme un homme d'importance, semblait encore rempli d'effroi ; la sueur coulait sur son front. Les deux guerriers le prennent chacun par un bras, et le conduisent, à pas lents, sous les arbres. Pour ranimer ses forces, on lui présente la coupe dorée, et le vieillard lui dit en langue arabe :

“Convenez, seigneur, que vous devez de grands remerciements au dieu des chrétiens.”

Le païen, le regard de travers, prend la coupe ; mais à peine l'a-t-il portée à ses lèvres, que le vin se tarit, et que le vase, vengeur des crimes que l'on médite, devient brûlant dans sa main. Il le jette loin de lui avec des cris épouvantables ; il tempête, il trépigne, il prononce d'affreux blasphèmes. Sire Huon, indigné, tire son épée bénite, pour… convertir ce païen ; mais le méchant, se regardant déjà comme vaincu, ne juge pas à propos de faire résistance. Tel que l'autruche poursuivie par le chasseur, il court dans le champ voisin où paissent les deux chevaux, s'élance sur celui de Huon, et, pressé par la peur, il s'enfuit à toute bride. On l'eût dit porté sur les ailes des vents précurseurs des tempêtes.

L'aventure était fâcheuse, sans doute ; mais à quoi aurait servi de courir après ce voleur ? Heureusement dans le village voisin il y avait à vendre, à bon marché, une espèce d'animal qui ressemblait assez à un mulet ; la pauvre bête était transparente comme un verre, et ne paraissait avoir ni assez de force ni assez de vie pour gagner Bagdad. Le bon vieillard, assis sur son échine, croit ramper aux pieds de son maître. Nos deux guerriers suivent de leur mieux le chemin du port tant désiré. Le char du soleil allait franchir les limites du ciel, quand tout à coup, dans le lointain, s'offre à leurs yeux la ville royale, couronnée de tours sans nombre, et éclairée par les derniers rayons du couchant. Elle est située dans une prairie délicieuse, que, d'un côté, l'Euphrate orgueilleux, et de l'autre le Tigre non moins fier, entretiennent dans une verdure continuelle.

À l'aspect de ce théâtre, sur lequel son serment, et, bien plus encore que les ordres de Charles, le courage héréditaire dans sa famille, l'obligent d'entreprendre une action téméraire, et dont une mort terrible semble devoir être le prix, le chevalier éprouve un singulier mélange de terreur et de ravissement ; son âme est en proie à mille pressentiments secrets ; un frisson extraordinaire fait trembler tout son corps. Le danger était grand, sans doute ; plus on en approchait, et plus il devait le paraître. Il voit le faîte doré du palais du calife ; les temples des dieux n'offrent pas un aspect plus magnifique, plus imposant. Il voit ce trône redoutable qui fait trembler l'Asie entière.

“Et toi, se dit-il à lui-même, que vas-tu faire ?”

Il hésite ; mais ce courage que donne la foi et qui l'a déjà conduit si loin, le ranime ; il croit entendre une voix lui promettre en secret que dans ces murs il va trouver la beauté qu'il adore.

“Allons, Schérasmin, dit-il, tendons toutes nos voiles ; je touche enfin au bout de mes longs voyages. Arrivons à Bagdad – il le faut – avant que la nuit soit plus sombre. Trottons avec une telle vitesse que nos chevaux en perdent, ainsi que nous, la respiration.”

L'écuyer compatissant verse sur la langue de sa monture quelques gouttes du vin de la coupe d'Obéron.

“Bois, lui dit-il, bon et fidèle animal, bois ; ce n'est pas pour tes pareils que cette coupe doit tarir.”

Il avait raison. À peine cette liqueur magique a pénétré la langue desséchée du mulet, qu'un torrent de feu vital parcourt rapidement ses membres et ses veines. Il prend une vigueur nouvelle ; sa vitesse est égale à celle du lévrier, et avant la fin du jour, nos guerriers arrivent à Babylone.

Guidés par la faible lueur du crépuscule, ils erraient çà et là dans les premières rues de cette ville, sans savoir où ils allaient, tels que des étrangers qui s'abandonnent au destin. Une bonne vieille à cheveux gris, aux joues pendantes, s'offre par hasard à leur vue.

“Hé ! la mère, lui dit Schérasmin, daignez nous indiquer une hôtellerie.”

La vieille s'arrête, s'appuie sur sa béquille, et lève sa tête branlante pour les regarder.

“Seigneur étranger, dit-elle, il y a encore assez loin d'ici à la première hôtellerie ; mais si vous êtes las, et si vous savez vous contenter de peu, venez dans ma cabane, je puis vous offrir du lait et du pain, quelques poignées de paille fraîche pour vous coucher, et de l'herbe pour vos chevaux. Vous vous reposerez tranquillement, et demain vous irez plus loin.”

Huon la suit avec de grands remerciements. Il n'est pas d'asile mauvais pour lui quand la bienfaisance et la bonne foi veillent à la porte. La nouvelle Baucis se hâte de préparer leur couche ; elle y répand du serpolet et de la fleur d'oranger, que lui fournit son petit jardin.