Puis elle apporte une jatte d'un lait bien épais et couvert d'écume ; elle y joint une corbeille de pêches succulentes et de figues fraîchement cueillies, en se plaignant que les amandes lui ont manqué cette année. Le prince croit de sa vie n'avoir soupé avec autant de plaisir. La bonne vieille supplée, par son babil familier, à ce qui manque au festin.

“Ces messieurs, dit-elle, arrivent fort à propos pour être témoins d'une grande fête.

– Comment ?

– Eh quoi ! vous l'ignorez ? Il n'est question d'autre chose dans tout Bagdad. On marie demain la fille de notre souverain.

– La fille du sultan ? et à qui ?

Au prince des Druses, un neveu du sultan. C'est un seigneur puissant, riche, beau, et personne ne le surpasse aux échecs ; en un mot, c'est un prince que tout le monde regarde comme digne de posséder la belle Rézia. Cependant, soit dit entre nous au moins, il n'est pas de monstre de dragon qu'elle ne préférât.

– Cela est bizarre, reprit le paladin, et vous aurez de la peine à nous le faire croire.

– Ce n'est pas sans raison que je le dis. Il est certain que la princesse, avant ses fiançailles, a eu commerce avec un dragon. Il y a longtemps que je le sais. J'ai bien promis, à la vérité, de n'en rien dire ; mais si cependant vous voulez être discrets, vous allez tout apprendre. Vous êtes sans doute surpris qu'une pauvre femme telle que moi soit informée de particularités qu'on a soin de tenir cachées même aux princes de la famille. Sachez donc que la nourrice de la belle Rézia est ma fille, et qu'elle a tout crédit auprès d'elle ; il y a cependant déjà plus de seize ans que Fatmé lui a donné son lait. Vous voyez maintenant d'où je tiens tout ce qui se passe. On sait que depuis longtemps le calife, fier de la beauté de sa fille, l'admet souvent à sa table, et, dans des fêtes magnifiques, offre à ses regards les plus beaux hommes de l'empire. Tout le monde sait aussi qu'aucun encore n'a trouvé grâce à ses yeux : elle semble les voir plutôt avec mépris qu'avec cet embarras si naturel aux jeunes filles : on a cru remarquer cependant une sorte de préférence pour Babekan (c'est le nom du prince que le sultan a choisi pour gendre). Ce n'est pas que son cœur battît plus fort à sa vue ; mais elle l'évitait avec moins d'affectation qu'un autre ; c'est tout ce que le prince en a pu obtenir. En la voyant toujours insensible, on a pensé que l'amour serait le fruit du mariage ; mais depuis peu, tout a changé : Rézia supporte à peine l'aspect du pauvre Babekan ; son cœur se soulève quand on lui parle de mariage, et, ce qui vous paraîtra incroyable, c'est qu'un rêve en est la cause.

– Un rêve ! s'écrie Huon tout en feu.

– Un rêve ? s'écrie Schérasmin ; voilà une singulière aventure !

– Elle rêve, reprit la vieille, que, sous la forme d'une biche, elle est poursuivie dans un lieu sauvage par Babekan. Vingt chiens sont après elle. L'effroi dans l'âme, elle se précipite du sommet d'une montagne, et déjà plus d'espoir de salut, quand un nain d'une beauté admirable, porté sur un char traîné par de jeunes lions, s'avance vers elle avec la promptitude de l'éclair. Le nain avait dans sa main une branche de lis en fleurs : à ses côtés était assis un jeune étranger, couvert d'une armure de chevalier, beau comme un ange. Ses yeux bleus, ses longs cheveux blonds, tout dit que ce n'est point en Asie qu'il a pris naissance. Mais n'importe ; en quelque lieu qu'il ait reçu le jour, un seul regard la rend sensible. Le char s'arrête, le nain la touche de sa baguette, et tout à coup la voilà dépouillée de sa forme de biche. Le chevalier l'invite à monter dans le char, la belle Rézia cède, et se place, en rougissant, entre le nain et l'homme auquel elle a donné son cœur. Vainement l'amour et la pudeur combattent encore dans son sein. Le char roule rapidement sur le penchant de la colline ; une pierre le heurte, Rézia s'éveille. Le songe s'évanouit, mais non pas l'image du jeune homme aux longs cheveux blonds. Cette image, la source des tourments les plus doux, est nuit et jour présente à sa pensée, et, depuis ce moment, le prince des Druses lui est devenu odieux ; elle ne peut sans colère et le voir et l'entendre. On a tout fait pour en découvrir la cause ; peine inutile : elle est restée muette, inébranlable. Sa nourrice seule, dont je vous ai dit que j'étais la mère, a trouvé moyen de lui arracher ce secret qui la dévore. Mais vous savez si de bons raisonnements peuvent guérir un mal qui nous plaît.