La pauvre dame, entièrement livrée au sien, aurait bien voulu le voir caressé par Fatmé. Cependant ce jour, cause de tant de terreur, approchant, Babekan ne négligea rien pour mériter l'estime de sa dédaigneuse maîtresse ; mais tous ses efforts furent vains. On savait qu'elle intimait les hommes vaillants, et le prince n'avait pas encore fait parler de lui. Forçons, se dit-il à lui-même, oui, par quelque action éclatante, forçons cette insensible à nous admirer. Depuis longtemps un lion monstrueux répand l'effroi dans toute la contrée ; en plein jour il se jette dans les bourgs, les villages ; il y met effrontément en pièces hommes et bestiaux ; on dit qu'il a les ailes d'un dragon, les serres d'un griffon, et les dards d'un hérisson. Sa grandeur est celle d'un éléphant ; et quand il respire, il semble qu'un ouragan dévastateur parcourt le pays. De mémoire d'homme on n'a pas vu un pareil animal ; aussi sa tête a-t-elle été mise à un grand prix ; mais, comme chacun s'estime encore plus haut, personne n'a osé tenter l'aventure. Le seul Babekan, qui regarde cette entreprise hardie comme un moyen assuré de vaincre l'orgueil de Rézia, entre avec grand fracas chez le sultan, et demande la permission de combattre le monstre. On la lui accorde, non sans peine ; et ce matin, avant le jour, il est parti sur son meilleur coursier. On ignore, jusqu'à présent, l'issue du combat ; tout ce que l'on sait, c'est qu'il est revenu sur un cheval étranger, sans bruit, sans cérémonie, et sans la peau de lion ; on ajoute que, rentré dans son palais, il s'est couché sur-le-champ. Cependant les apprêts de la noce se font avec une pompe extraordinaire ; le jour de demain est irrévocablement fixé pour la célébration et, la nuit prochaine, Rézia se trouvera dans les bras odieux de Babekan.
– Non ! s'écrie vivement Huon, avant qu'un tel malheur arrive, la nature entière suspendra sa marche ! Croyez-moi, le chevalier et le nain seront aussi du festin.”
La vieille, que ce discours étonne, le considère alors avec soin. Les yeux bleus de l'étranger, ses longs cheveux blonds, son armure, la manière peu facile dont il s'exprime en arabe, sa beauté qui jamais n'eut d'égale à ses yeux, les paroles fougueuses qui viennent de lui échapper, tant de conformités lui paraissent surnaturelles. Qui est-il ? d'où vient-il ? quelle raison l'amène dans ces climats ? et cent questions de cette espèce, qui sont déjà sur ses lèvres, font disparaître le sérieux du guerrier. Il feint une grande envie de dormir et s'étend sur sa litière ; la vieille lui souhaite une bonne nuit et d'agréables songes. Elle se retire à pas courts mais pressés, et ferme la porte derrière elle. Cette porte était toute vermoulue et remplie de fentes. La décrépite hôtesse, tourmentée d'une insatiable curiosité, se tapit derrière la porte, applique son oreille le plus près qu'elle peut d'une des ouvertures, et respirant à peine, écoute, la bouche béante. Les étrangers parlaient haut et avec feu à ce qu'il lui semblait, elle entendait bien tous les mots, mais hélas ! ils n'avaient aucun sens pour une femme de Babylone. Ce qui la consolait, c'est que souvent le nom de Rézia frappait très distinctement son oreille.
“Comme mon destin s'accomplit miraculeusement ! s'écriait Huon. Oui, Obéron a dit la vérité. L'homme est faible, l'avenir n'est pour lui qu'une nuit profonde. Charles croit m'avoir envoyé à une mort certaine, ma perte est le but qu'il se propose, et il n'a fait que suivre sans s'en douter la volonté du destin. Le beau nain étend sa baguette de lis, et me conduit en songe vers la source de mon bonheur.
– Mais que cette jeune femme, répond Schérasmin, qui en rêve vous a enflammé, soit précisément la fille du sultan que Charles vous destine pour épouse, que tout s'arrange de manière qu'elle s'enflamme aussi pour vous, en dormant… en vérité on en croirait à peine ses yeux !
– Et cependant, dit Huon, tout cela n'a pas été inventé par la vieille ; le destin seul a formé ce nœud. Comment se dénouera-t-il ? Voilà l'embarras.
– En le tranchant net en deux, réplique Schérasmin. Et si vous me permettez de dire franchement mon avis, voici ce que je ferais. Je n'abattrais pas la tête du jeune homme assis à la gauche du calife, je laisserais à celui-ci ses dents, et je ne m'occuperais que de la princesse. Figurez-vous donc ce que ce serait que de commencer la fête en sa présence par une tête à bas, que d'aller ensuite demander au sultan quatre de ses grosses dents et une poignée de sa barbe et embrasser après sous ses yeux sa fille unique ! Parbleu ! rien de plus insensé, et le destin ne veut pas que nous manquions si grossièrement notre but. Heureusement Obéron a pourvu au plus important. Le principal est d'enlever la princesse à son triste futur, et, n'en doutez pas, la belle Rézia nous secondera dès que la vieille l'aura informée qu'il y a là de longs cheveux blonds. De plus je serais d'avis qu'à l'entrée des jardins du sérail, on amenât d'avance deux coursiers bien frais pour nous mettre en mesure de fuir.
– Monsieur Schérasmin, répond le chevalier, vous oubliez, ce me semble, que j'ai promis sur mon honneur à Charles d'exécuter ponctuellement ses ordres, et je n'omettrai rien, mon bon ami, quand je devrais succomber.
– Eh bien ! espérons, dit l'écuyer, que si la nécessité l'exige, le bon nain nous tirera d'affaire.”
Durant cet entretien le vieillard s'endormit ; mais Huon ne put de toute la nuit jouir des douceurs du sommeil ; son cœur, en proie à mille pressentiments, à mille pensées diverses, est ballotté comme une nacelle au milieu des vagues agitées.
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