Il est près du port, il s'en croit loin cependant ! il ne lui faut plus qu'un moment, mais ce moment est une éternité pour lui.

Chant cinquième

CHANT CINQUIÈME

ET toi, belle Rézia, le sommeil fuit aussi loin de ta couche. Au milieu des rochers et des écueils sans nombre dont il te semble être environnée, tu ne vois qu'avec effroi les premiers rayons de l'aurore. Tu n'envisages qu'avec horreur ce jour où l'hymen va t'appeler à l'autel.

Elle s'agite longtemps dans son lit ; elle soupire. Ce tourment intérieur engourdit enfin ses sens ; sa tête se penche sur son sein ; elle s'assoupit ; et pour soutenir son courage, Obéron offre à son imagination un nouveau songe. Par un beau clair de lune, elle croit être assise sous un bosquet dans les jardins du harem ; elle y est plongée dans une rêverie amoureuse ; une douce mélancolie, un désir à la fois inquiet et agréable soulève son sein ; ses yeux se remplissent de larmes, son jeune amant l'occupe, mais hélas ! sans espoir. Poussée par son trouble, elle se lève, elle parcourt à pas précipités et d'un regard curieux, les allées et les parterres ; hors d'haleine, elle entre dans tous les bosquets, dans toutes les grottes ; ses regards tour à tour tendres et farouches, semblent chercher dans tous les objets l'image qu'elle adore. Souvent elle s'arrête, son cœur bat, elle observe, elle écoute, mais hélas ! ce n'est qu'une ombre déplacée par le vent, une feuille chassée par le zéphyr. Enfin, dans un endroit mieux éclairé par l'astre de la nuit, elle croit… ô félicité !… n'est-ce point encore une ombre qui trompe ses yeux qui ne demandent qu'à être trompés ?… elle croit voir celui qu'elle cherche ; elle le voit, elle en est vue ; ses regards brûlants rencontrent ses regards. Ivre de joie, elle vole à lui, puis s'arrête incertaine ; l'amour veut l'entraîner, la pudeur la retient ; il s'élance les bras ouverts, elle veut fuir et ne le peut ; cependant, elle parvient, non sans peine, à se cacher derrière un arbre, et c'est au milieu de cette douce inquiétude que se dissipe ce beau rêve. Oh ! que n'est-il en son pouvoir de le rappeler ! elle s'irrite et contre elle-même et contre cet arbre odieux ; elle fait de vains efforts pour se rendormir ; car ce n'est que dans l'ombre de la nuit qu'une ombre peut lui plaire.

Déjà le soleil avait parcouru le tiers de son cours, et la nuit régnait encore dans l'appartement de Rézia, tant elle éprouvait de plaisir à prolonger, même en veillant, ce songe agréable. Fatmé, qu'un si long sommeil étonne, s'approche enfin de son lit doré, en tire les rideaux de soie, et voit, avec surprise, une douce joie briller sur le visage de sa maîtresse.

“Félicite-moi, chère Fatmé, je l'ai revu, oui, je l'ai revu !…

– Est-il possible ?” dit la nourrice.

Et d'un air malin elle parcourt tout l'appartement.

“Que tu es simple ! dit en riant la princesse ; je croyais m'être clairement expliquée. Je l'ai vu en rêve, il est vrai ; mais il est, j'en suis sûre, près de ces lieux ; oui, mon cœur me dit qu'il n'est pas loin. Si tu m'aimes, ne cherche pas à me désabuser…

– Je me tais…

– Hé ! qu'a donc mon espoir de si téméraire ? Pourquoi refuserais-je de m'y livrer ?… (La nourrice soupire et garde le silence). Quel être surpasse l'amour en puissance ? Il attelle des lions à son char, et c'est lui qui me protège ; il me sauvera sans doute ; j'ignore comment, il est vrai. Tu te tais, tu soupires ? ah ! ma bonne nourrice, je n'entends que trop bien ton silence ! tu n'espères rien en faveur de ma flamme ? hélas ! si je me livre à l'espérance, c'est qu'elle est mon unique consolation ! L'heure fatale approche ; j'entends déjà le bruit de mes chaînes, et mon malheur est certain. Un miracle, Fatmé, peut seul me sauver… sinon, voilà mon sauveur.

En disant ces mots, elle tire, l'œil en feu, un poignard de son sein…

– Tiens, dit-elle, c'est à ce fer que je dois le courage qui m'anime ; c'est lui qui m'élève au-dessus de moi-même ! Armée de ce glaive, j'espère tout du destin…”

À cette vue, la nourrice recule, tremble, pâlit.

“Ah ! s'écrie-t-elle, si c'est là son seul espoir, Dieu tout-puissant, prends pitié de cette infortunée…”

Puis elle pleure, gémit, lève les bras au ciel. La princesse de sa main, lui ferme la bouche, et ensevelit le poignard dans son sein.

Tu sais, dit-elle, que dans ce vaste univers, rien ne m'est plus odieux que ce prince des Druses. Puisse le poison le plus cruel couler dans mes veines avant que je tombe en sa puissance ! Si mon amant ne vient pas pour lui ravir sa proie, quelle autre ressource me reste que ce fer libérateur ?”

À peine a-t-elle prononcé ces mots qu'on entend frapper à la petite porte qui conduit de l'appartement de Rézia dans celui de Fatmé. La nourrice y court et revient bientôt avec tant de hâte, qu'elle respire à peine. Le visage rayonnant et la voix altérée par la joie :

“Princesse, s'écrie-t-elle, réjouissez-vous : le chevalier est trouvé.”

À ces mots, Rézia, hors d'elle-même, se précipite de son lit, couverte d'un simple vêtement de nuit, qui, tel qu'un léger nuage, cache à peine son beau corps, et sautant au cou de Fatmé :

“Il est trouvé ! dit-elle ; où ? en quel lieu est-il ? Ô mon rêve, tu ne m'as donc pas trompée !”

La nourrice, dans sa joie, songe à peine à jeter à la hâte une robe sur sa maîtresse à demi nue et tout occupée de son bonheur. On fait entrer la vieille ; on lui demande le récit de son histoire ; elle le commence dès l'arrivée du chevalier, sans négliger la moindre circonstance, sans omettre un mot, un trait échappé à son hôte…

“C'est lui ! c'est lui ! s'écrie Fatmé, nous le tenons ! tout s'accorde au mieux…”

On interroge de nouveau la vieille : on lui fait répéter jusqu'à trois et quatre fois ce qu'il a fait, ce qu'il a dit et ce qu'il n'a pas dit. On l'oblige à le dépeindre encore trait pour trait : il faut qu'elle redise quelle est la longueur et la couleur de ses cheveux, combien sont grands ses beaux yeux bleus. On a toujours cent choses à lui demander, qui lui sont échappées, sans doute, dans la chaleur du récit.

Tandis qu'elle parle avec autant de volubilité que si elle avait vingt ans de moins, l'édifice de la coiffure de Rézia s'élève sous les doigts de Fatmé. Des perles, plus brillantes que la rosée du matin, sont entrelacées avec ses cheveux noirs ; ses oreilles, son cou et sa ceinture, sont ornés de pierres précieuses dont l'œil soutient à peine l'éclat. Ainsi parut la fille du sultan, égale en beauté à l'astre du jour, au milieu des nymphes de sa suite, revêtues elles-mêmes de leurs plus riches ornements ; elle est, pour tous les yeux, un objet d'amour et d'admiration, et cependant elle n'a encore été vue que par les personnes de son sexe. Rézia seule semble ignorer que près d'elle la clarté lumineuse des étoiles doit disparaître. Le feu qui pétille dans ses regards, cette inquiétude et ce désir secret qui agitent ses lèvres, ce pourpre qui colore ses joues plus que jamais, plongent toutes les jeunes filles dans l'étonnement. Est-ce là, se disent-elles, est-ce là cette fiancée rebelle qui, encore hier, frémissait d'horreur à l'approche de ce jour ?

Cependant les vizirs et les émirs, parés de leurs habits de fêtes, se rassemblent dans la plus belle salle du palais. Le festin royal est dressé : les portes d'or s'ouvrent au son des trompettes ; et, précédé d'une foule innombrable d'esclaves de tous les pays, on voit paraître le calife avec sa barbe grise. Il est suivi, en grande pompe, de son gendre futur, du prince des Druses, le visage encore un peu pâle.