Il approche de la table, et tous les regards étonnés sont bientôt dirigés vers lui. Rézia, tout entière à ses pensées, ne dérange pas les siens ; le calife lui-même, occupé en ce moment à vider une coupe, achève sans trouble son sacrifice. Le seul Babekan, qu'aucun bon génie n'avertit de sa chute prochaine, tourne sa tête orgueilleuse. Le héros reconnaît aussitôt l'homme qui la veille a eu la hardiesse d'outrager le Dieu des Chrétiens ; il est assis à la gauche du sultan, et semble offrir son cou au châtiment. Le riche sabre sort du fourreau avec la rapidité de la foudre, la tête du païen vole dans les airs, son sang s'élance en bouillonnant, et inonde la table et celui qui est assis à ses côtés.
Quand, dans la main de Persée, la redoutable tête de la Gorgone va, par son seul aspect, ôter la vie à la multitude en courroux, le palais du tyran est dans l'agitation, le tumulte va toujours croissant, la colère et la soif du sang se déchaînent dans le sein des barbares ; mais Persée secoue à peine la tête ombragée de serpents que le poignard s'arrête dans leurs mains sanguinaires, et les meurtriers sont transformés en rochers. De même ici la joie des convives est suspendue à la vue de cette action audacieuse. Semblables à des spectres, ils quittent tous à la fois leurs sièges, veulent s'armer de leurs glaives ; mais, engourdis par l'effroi, leurs bras ne peuvent les tirer du fourreau. Une rage impuissante se peint dans les yeux immobiles du calife ; il retombe sans parole sur ses coussins. Le tumulte, qui règne dans la salle, arrache la Princesse à sa rêverie. Troublée, elle en cherche autour d'elle la cause. Ses regards se portent vers Huon. Oh ! que devint-il alors qu'il la vit ?
“C'est elle, s'écria-t-il, c'est elle !”
Ivre d'amour et de joie, le fer sanglant échappe de ses mains, son turban roule sur le tapis, et ses cheveux qui tombent en ondoyant sur ses épaules, le font reconnaître de Rézia.
“C'est lui, c'est lui !”
Elle n'en peut dire davantage, la pudeur étouffe sa voix dans sa bouche rose. Oh ! combien son cœur lui battit pour la première fois, alors que plein d'une hardiesse amoureuse, à la vue des convives il s'élança vers elle, la prit dans ses bras, et osa cueillir un baiser sur ses lèvres vermeilles. Le visage de la princesse passe alternativement de la rougeur à la pâleur, l'amour et une colère enfantine se succèdent rapidement dans son âme.
Déjà le héros l'avait embrassée deux fois. Mais où trouvera-t-il l'anneau nuptial ? Il en possède un ; celui que, dans la tour de fer, il prit au géant. Il en connaissait, à la vérité, si peu la vertu, que le plus commun lui semblait l'égaler en valeur ; mais la nécessité l'emporte ; il le passe au doigt de la princesse en disant :
“Je te consacre à ma chère épouse.”
Puis il dérobe, pour la troisième fois, un baiser sur cette bouche divine qui n'oppose plus qu'une faible résistance. À cette vue, le sultan irrité grince des dents, frappe du pied, il s'écrie :
“Quoi ! vous souffrez que cet infidèle ose m'outrager ainsi ! Saisissez-le ! Hésiter c'est me trahir. Que son sang impur, répandu goutte à goutte, expie sa criminelle audace.”
À ces mots, cent glaives brillent aux yeux de Huon. À peine, avant que la tempête l'assaille de tous côtés, a-t-il le temps de ramasser son sabre ; d'un air menaçant il le balance dans les airs.
Cependant Rézia, inspirée par l'amour et alarmée pour son amant, l'enveloppe d'un de ses bras, de son sein lui fait un bouclier, de sa main droite saisit son glaive, et s'écrie d'un ton farouche :
“Retirez-vous, téméraires, retirez-vous ; ce n'est qu'au travers de ce sein que vous arriverez jusqu'à lui.”
Le désespoir altère les traits de cette femme aussi belle, aussi tendre que l'épouse de l'amour.
“Présomptueux ! crie-t-elle aux émirs, n'approchez pas ! Ô mon père ! ménage ses jours ! Et toi, que le destin m'accorde pour époux, épargne ceux de mon père, épargne mon sang, ma vie en dépend.”
Inutiles paroles ! la colère et les menaces du sultan l'emportent ; les païens s'avancent ; le chevalier fait en vain briller son glaive ; les accents douloureux de Rézia déchirent son cœur ; elle le retient encore ; c'en est fait de lui s'il n'a recours à son cor. Il l'approche de ses lèvres, et de ses flancs tortueux tire des sons doux et harmonieux. Tout à coup les épées tombent ; les émirs sont frappés d'un vertige ; ils se prennent par la main et dansent en rond : des cris de forcenés retentissent dans toute la salle : jeunes et vieux, tout ce qui a des jambes est contraint de sauter ; la vertu du cor ne leur laisse pas de choix. Interdite à la vue de ce prodige, la seule Rézia reste tranquille auprès de Huon ; le trouble et la joie se peignent à la fois sur son visage.
Cependant, tout le divan saute ; les vieux bachas battent la mesure ; l'âge, les dignités, tout est atteint de cette frénésie. On voit danser l'iman avec le jeune icoglan. Le sultan lui-même ne peut y résister ; et prenant par la barbe son grand vizir, il le force à faire maintes gambades. Cette insatiable gaieté se répand bientôt dans les salles voisines ; elle gagne d'abord les eunuques, ensuite les femmes, et puis enfin la garde. Dans ce tumulte magique, le harem recouvre sa liberté. Les bostangis eux-mêmes, encore couverts de leurs tabliers bigarrés de diverses couleurs, se mêlent avec les jeunes nymphes. Rézia, immobile, en croit à peine ses yeux, à peine elle respire.
“Quel prodige ! dit-elle, et il arrive dans le moment où seul il pouvait nous sauver !
– Princesse, répond le héros, un bon génie nous protège.”
Cependant son fidèle Schérasmin, suivi de Fatmé, s'avance vers eux, au travers de la troupe dansante.
“Venez, mon cher maître, dit-il ; ne nous amusons pas à regarder ce bal. Les chevaux sont prêts, le palais extravague, les portes sont ouvertes et sans gardes, que tardons-nous ? J'ai rencontré, dans mon chemin, Mme Fatmé ; elle a tout préparé pour la fuite : ses paquets sont faits.
– Sois tranquille, répond le guerrier ; il n'est pas encore temps de partir. Je veux auparavant mettre à fin l'entreprise la plus difficile.”
À ces mots, Rézia pâlit.
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