Ses yeux inquiets semblent dire : Pourquoi différer quand nous touchons à notre perte ? hâtons-nous ! fuyons avec la rapidité des vents, avant que le vertige qui enchaîne les sens de nos ennemis se dissipe. Mais Huon, inflexible, se contente de jeter sur elle des regards pleins d'amour, et de presser vivement sa main contre son cœur.

Cependant, la vertu du cor s'affaiblit par degrés ; la tête tourne aux danseurs, la sueur les inonde, leurs jambes fléchissent, et déjà dans leurs poitrines épuisées s'amasse un sang épais et noir. Ce plaisir involontaire était pour eux un supplice. Le calife, baigné dans sa sueur, chancelle et tombe sur son ottomane. Chaque instant voit tomber un danseur exténué sur les coussins rebondis qui bordent les parois de la salle. Les émirs, les esclaves sont renversés pêle-mêle près des beautés du sérail ; le hasard seul en décide : le même sopha reçoit à la fois et la favorite et le valet d'écurie.

Sire Huon, profitant du silence qui règne dans toute la salle, confie sa princesse au fidèle Schérasmin, le place près de la porte, lui recommande d'être sur ses gardes, et lui donne à tout événement le cor d'ivoire. Puis il s'approche du trône de coussins où repose le calife exténué. La surprise, aux ailes étendues et respirant à peine, plane sur tous les assistants plongés dans un profond silence. Ils s'efforcent d'ouvrir leurs yeux appesantis par le sommeil pour considérer cet étranger qui, après son action téméraire, s'avance lentement vers le calife, les mains désarmées et d'un air suppliant.

Le chevalier fléchit un genou devant le monarque et lui adresse ces paroles d'une voix douce, mais avec le regard assuré d'un héros.

“L'empereur Charles, dont je suis le vassal, salue le souverain de l'Orient. Il te demande… Pardonne ! il m'en coûte de te le dire ; mais ma bouche, ainsi que mon bras, est aux ordres de mon prince… Il te demande quatre de tes dents et une poignée de ta barbe argentée.”

Après ces mots, il se tait et attend tranquillement la réponse du sultan. Mais où trouver des expressions assez énergiques pour peindre la fureur du vieillard, l'air farouche dont ses traits s'animèrent, ses yeux hagards, ses veines enflées par la colère et l'impétuosité avec laquelle il se précipita de son trône ? Il promène ses regards autour de lui ; il veut parler ; il veut maudire, et la rage transforme en écume chacune de ses paroles sur ses lèvres livides.

“Esclaves, dit-il enfin, levez-vous. Qu'on arrache le cœur à ce monstre ! qu'on coupe ses membres les uns après les autres ! qu'on fasse couler goutte à goutte son sang infâme ! que son corps soit jeté dans les flammes et ses cendres dispersées par les vents ! Et son empereur Charles, que Dieu confonde ! oser me faire une pareille demande ! à moi ! dans mon palais ! Qui est-il ce Charles qui m'outrage ? que ne vient-il lui-même s'il soupire tant après ma barbe et mes dents ? que ne vient-il en personne pour me les arracher ?

– Il faut que cet homme ait perdu le sens, ajoute un vieux kan ; car ce ne doit être qu'à la tête de trois cent mille hommes qu'on hasarde une pareille demande.

Calife de Bagdad, s'écrie le chevalier d'un ton noble et fier, fais faire silence, et daigne m'écouter. Il me tarde de m'acquitter de ma parole envers Charles. Les ordres du destin sont sévères sans doute ; mais quelle est, sur la terre, la puissance capable de se soustraire à sa volonté souveraine ! Sachons obéir à ses commandements, et souffrir les maux auxquels il nous condamne. Seigneur, je ne suis qu'un mortel comme toi ; mais, malgré ta garde, je saurai tenir ma promesse au péril de ma vie. Toutefois l'honneur me permet encore de te faire une offre : renonce à Mahomet, fais arborer dans Babylone la croix, ce noble symbole des chrétiens ; adopte leur croyance, la seule véritable, et tu auras fait plus que Charles n'exige. Je te tiens quitte du reste, et ma tête tombera avant que qui que ce soit ose te le proposer. Tu le vois ; je suis jeune et je suis seul ; mais ce qui vient de se passer doit t'avoir appris que j'ai pour protecteur un être plus puissant que tes nombreux bataillons. Crois-moi, si tu es sage, tu suivras mes avis.”

Tandis que ce jeune héros, égal en force et en beauté au messager des dieux, dédaigne les lances menaçantes dont il est entouré, qu'il affronte les dangers avec tant d'audace et parle d'un ton si mâle, Rézia, dont l'amour et l'admiration colorent les joues, penche tendrement vers lui son beau cou, et attend, en frémissant, l'issue de tant de prodiges.

Sire Huon avait à peine achevé de parler, que le vieux sultan se met à crier comme un possédé. Il frappe des pieds et des mains : son esprit est entièrement aliéné. Dans leur zèle insensé, les païens s'élancent de leurs sièges ; armés de lances et de poignards, ils se précipitent avec fureur et menaces sur l'ennemi de Mahomet ; mais avant qu'ils aient pu l'atteindre, le chevalier arrache une barre des mains de l'un d'eux, et s'en sert comme d'une massue. Il en frappe tout ce qui l'entoure, et, sans cesser de combattre, gagne insensiblement un des murs de la salle. Un grand plat d'or qu'il enlève de dessus la table, lui tient lieu de bouclier. Déjà le plancher est couvert d'une foule de païens luttant contre la mort. Le bon Schérasmin, chargé de veiller sur la princesse, croit voir son ancien maître dans la mêlée ; plein de joie, il rassasie ses regards de ce spectacle qui l'enchante ; mais, tiré bientôt de cette agréable erreur par un cri de Rézia, il voit la fureur des infidèles et le danger du héros. Aussitôt il s'arme du cor et souffle avec tant de force, qu'on le dirait chargé de la résurrection des morts.

À ces accents terribles, tout le palais semble prêt à se briser en éclats. La nuit la plus effroyable succède au jour ; on entrevoit dans l'ombre des spectres qui passent avec la rapidité de l'éclair ; un tonnerre continu ébranle les fondements du château. La terreur s'empare des païens ; ils chancellent ; ils perdent et la vue et l'ouïe ; les lances, les épées échappent de leurs mains engourdies ; ils s'assemblent par groupes et restent immobiles. Le sultan, étourdi par tant de prodiges, paraît lutter avec la mort pour la dernière fois. Son bras est sans force et sa poitrine oppressée ; son pouls est languissant et bientôt cesse de battre.

Soudain l'orage s'apaise ; un doux parfum de lis se répand dans la salle, et, sur un nuage, l'on voit paraître Obéron.