Cependant, ma vigueur s'épuise, je deviens pâle ; mon adversaire s'en aperçoit ; il saisit des deux mains sa redoutable épée ; il veut d'un seul coup terminer le combat ; j'évite ce coup terrible, et, sans lui laisser le temps de reprendre l'équilibre, je lui en porte un si violent à la naissance du cou, qu'un bruit sourd en retentit dans les oreilles du traître ; sa main affaiblie abandonne son épée ; l'orgueilleux tombe à mes pieds, je me jette sur lui : “Confesse ton crime, lui dis-je ; si la vie a encore du prix à tes yeux, confesse dans ce lieu. – Tiens, malheureux, s'écrie Amory, en rassemblant toutes ses forces pour me frapper, tiens, voilà ma réponse, et suis-moi dans les enfers !” Le coup, porté d'une main peu sûre, ne fit qu'effleurer mon bras gauche ; mais, dans mon aveugle colère, j'oublie que Hautefeuille a besoin encore d'un reste de vie, pour apprendre à Charles la vérité ; je lui plonge ma large épée dans la gorge. L'âme du perfide s'envole au milieu de flots de sang. Absous par le trépas de mon accusateur, je me tiens debout devant l'assemblée ; la voix d'un héraut proclame ma victoire ; un cri de joie retentit dans les airs. Les chevaliers s'empressent d'étancher le sang qui coule au travers de ma cuirasse, et me conduisent vers l'empereur. Charles, contenant encore sa colère, demande si ce nouveau meurtre rendra son fils à la vie, si mon innocence a été reconnue, si Hautefeuille en mourant s'est rétracté. “Que Huon, dit-il, soit à jamais banni de notre empire, et que tous ses États soient réunis à la couronne !”

Cet arrêt était sévère ; sévère était la bouche qui le prononçait ; et, pour en arrêter l'effet, nous ne pouvions qu'implorer sa clémence. Pairs et chevaliers, nous nous prosternâmes au pied de son trône ; nous fléchîmes le genou, et déjà l'espoir de l'attendrir nous abandonnait, quand enfin il rompit le silence et dit : “Princes et chevaliers, puisque vous l'exigez, j'y consens ; mais écoutez la condition que je mets à cette grâce : elle est irrévocable.” – À ces mots, inclinant vers moi son sceptre : “Je te pardonne, me dit-il ; mais il faut à l'instant sortir de mes États, et n'y rentrer qu'après avoir exécuté de point en point ma volonté souveraine, sinon ta mort est inévitable. Pars pour Babylone ; et à l'heure où, dans toute sa pompe, le calife se livre, avec les émirs, aux plaisirs de la table, entre et abats la tête à celui qui sied à sa gauche, et que son sang en rejaillisse sur la table : vole ensuite auprès de l'héritière de son trône, placée à la droite de son père, et embrasse-la publiquement trois fois comme ton épouse. À ce spectacle imprévu, le calife, étonné de tant d'audace, demeurera interdit ; saisis cet instant, élance-toi sur le dossier du sopha d'or sur lequel il repose à la manière des Orientaux ; arrache-lui quatre de ses dents et une poignée de sa barbe grise. Voilà le présent que j'exige de toi ; il sera le sceau de notre réconciliation. Ta grâce et ma faveur sont à ce prix.”

– Après ces mots, l'empereur se tut. Il n'est pas besoin de peindre notre surprise à tous ; chacun voyait qu'un tel ordre était à peu près l'équivalent d'un arrêt de mort. Un murmure sourd se fit entendre dans la salle. “Par saint Georges ! s'écria un chevalier qui, dans la carrière pénible des Tristan et des Lancelot, avait mis à fin plus d'une aventure, je ne suis pas homme à m'effrayer de peu de chose : là où l'on expose sa tête, j'expose volontiers la mienne ; mais le sire de Gavin, tout brave qu'il était, n'aurait pas hasardé ce que l'empereur vient de prescrire à Huon.”

Que te dirai-je de plus ? Il était évident que Charles en voulait à mes jours. Enfin, soit désespoir, soit témérité, soit qu'un secret pressentiment échauffât mon courage, je m'avançai et dis avec assurance : “Ce que vous m'ordonnez, seigneur, ne peut ébranler ma valeur. Je suis Français ! Que cette aventure soit possible ou non, je l'entreprends. Soyez tous témoins de ma promesse, illustres chevaliers.” Digne Schérasmin, si tu me vois dans ces lieux, c'est à ce serment que tu le dois. Je pars pour Babylone. Si tu veux me servir de guide pour sortir de ces montagnes, compte sur ma reconnaissance, sinon, je chercherai seul l'issue.

– Mon cher maître, répond l'homme des rochers, vous me tirez du sein de la tombe pour me donner une nouvelle vie… Et des larmes de tendresse inondent sa longue barbe. – Je jure de vivre et de mourir avec vous, digne fils et héritier de mon ancien maître. Cette main desséchée n'est pas encore sans vigueur ; elle peut servir de saintes entreprises ; celle que l'empereur exige de vous est difficile, sans doute, mais elle doit mener à la gloire. Il suffit ; je serai votre guide, et mon courage soutiendra le vôtre jusqu'à la dernière goutte de mon sang.”

Le jeune prince, touché de tant de fidélité, saute au cou du vieillard, l'embrasse et le mouille des larmes de la reconnaissance. Bientôt après ils s'étendent sur un lit de paille ; le paladin y repose aussi tranquillement que sur le duvet ; et, dès que le jour paraît, il s'éveille plein d'ardeur, se revêt de son armure, et se dispose à partir. Le bon Schérasmin, son bissac sur le dos, le précède, un bâton dans sa main.

Chant deuxième

CHANT DEUXIÈME

NOS guerriers franchirent en deux jours le Liban, tantôt à la clarté du soleil, tantôt à la lueur des étoiles, se reposant sur un gazon touffu, à l'ombre des cèdres antiques, dès qu'ils se sentaient accablés par les rayons brûlants du midi. Là, divers oiseaux étalaient à leurs yeux les riches couleurs de leur plumage, charmaient leurs oreilles par des chants mélodieux, se livraient, sur les branches, aux plaisirs de l'amour, et partageaient leur frugal repas.

Le troisième jour, il aperçurent, sur une hauteur voisine, un groupe de cavaliers.

“Ce sont des Arabes, dit Schérasmin, il serait prudent de s'écarter de la route de ce peuple grossier. Je les connais : ce sont des hôtes incommodes.

À quoi songes-tu ? reprit le fils de Sigevin ; quand as-tu ouï dire que les Francs prennent la fuite ?”

Les enfants des déserts, attirés par l'éclat du casque de Huon, que les rayons du soleil transforment à leurs yeux en autant d'escarboucles et de rubis, accourent, avec impétuosité, armés de sabres, d'arcs et de flèches. Un homme à cheval, un homme à pied, leur semblent à peine des ennemis dignes d'être attaqués ; mais bientôt ils connurent leur erreur. Couvert de son bouclier, le jeune héros s'élance au milieu d'eux ; et d'un terrible coup de lance, il renverse celui qui paraissait être leur chef ; des flots de sang s'échappent de sa bouche et de ses narines. Pour venger sa mort, la horde armée de sabres et de javelots se précipite sur son vainqueur ; mais Schérasmin, qui le couvre de tout son corps, abat du premier coup un de ces audacieux. Huon attaque les autres avec tant d'ardeur, qu'il a bientôt fait vider les arçons à un second, puis à un troisième ; à chaque coup vole une tête ou bien un bras armé de son épée.