Le vieillard ne se sert pas avec moins de succès de son énorme bâton. Les païens, épouvantés, invoquent en jurant leur Mahom, et celui qui peut encore se soustraire à la mort fuit à toute bride. La terre est jonchée de cadavres mutilés d'hommes et de chevaux entassés pêle-mêle. Dès que le nouvel écuyer eut fait choix, dans le butin, du cheval le plus vigoureux et de la meilleure épée, le héros presse les flancs poudreux de son coursier haletant, et dirige sa marche rapide vers des vallons qui, du pied de la montagne, offrent à ses yeux leur vaste étendue.
Il entre dans un pays bien cultivé, coupé en divers endroits par des ruisseaux : les campagnes sont couvertes de troupeaux, et les prairies émaillées de fleurs. De paisibles cabanes éparses çà et là parmi les palmiers servent d'asile aux habitants basanés de ces climats, qui se livrent gaiement aux travaux de la journée, et se croient riches au sein de l'indigence ; quand la faim et la fatigue les appellent sous un ombrage frais, ils partagent de bon cœur avec le pèlerin leur champêtre repas. Accablé par les rayons brûlants du soleil, le chevalier s'arrête en ces lieux ; une bergère lui présente du pain trempé dans du lait. Il s'étend sur le gazon, et ces bonnes gens, à demi effrayées, l'examinent à la dérobée ; mais son air et ses regards les rassurent bientôt. Déjà les enfants osent jouer avec sa chevelure ; leur confiance plaît au brave guerrier ; il devient enfant avec eux, et se mêle à leurs jeux innocents. “Ah ! qu'il serait heureux, se dit-il, d'habiter ces cabanes !” Vain souhait : son destin l'appelle ailleurs. Le soleil est sur son déclin. En quittant ces bons pasteurs, le cœur de Huon est attendri. Pour les remercier de leur bon accueil, il jette une poignée d'or dans le sein d'une bergère ; mais ces heureux mortels ne connaissaient pas l'or : c'était sans le désir et sans l'espoir d'un salaire qu'ils exerçaient l'hospitalité ; le chevalier fut obligé de reprendre ses dons.
Ils partent, et arrivent, aux approches de la nuit, à l'entrée d'une forêt.
“Ami, dit le paladin, l'impatience sera mon partage jusqu'au moment où j'aurai rempli mon serment. Enseigne-moi le chemin le plus court pour aller à Bagdad : il me semble être en route depuis quatre ans entiers.
– Le chemin le plus court traverse cette forêt, répond Schérasmin ; mais je ne vous conseille pas de vous y engager : on n'en parle pas avantageusement. Ce qu'il y a de sûr, c'est que tous ceux qui s'y sont hasardés n'en sont jamais revenus. Vous souriez ? Croyez-moi, seigneur, un méchant génie habite cette forêt ; elle abonde en renards, en cerfs, en chevreuils, qui ont été des hommes comme nous. Le ciel sait dans quelle espèce de bêtes sauvages nous allons être transformés.
– Que ce chemin conduise à Babylone, reprit le fils de Sigevin, c'est tout ce qu'il me faut ; le reste n'est pas fait pour m'effrayer.
– Souffrez, seigneur, que je vous conjure à genoux, au nom du ciel que j'implore, de renoncer à cette entreprise : c'est plus pour vous que pour moi. Mais la résistance et la fuite sont généralement inutiles contre ce mauvais génie. En prenant une autre route, vous arriverez cinq ou six jours plus tard, et vous n'arriverez encore que trop tôt à Bagdad.
– Si tu as peur, dit le chevalier, reste en ces lieux ; j'irai seul : j'y suis résolu.
– Non pas, s'il vous plaît, s'écrie Schérasmin : la mort a bien toujours quelque chose de rebutant ; mais celui qui abandonne son maître est un misérable. Puisque vous y êtes déterminé, je vous suis sans hésiter. Que Dieu et sainte Marie daignent nous protéger !
– Partons,” dit Huon.
Et il s'enfonce dans le bois. Le vieillard l'accompagne en frissonnant. Ils avaient à peine trotté deux cents pas à la faible clarté du crépuscule, qu'ils voient bondir à droite et à gauche des groupes de cerfs et de chevreuils qui s'avancent vers eux : leurs regards compatissants, leurs yeux remplis de larmes semblent les inviter à rebrousser chemin ; ils ont l'air de dire : Fuyez, malheureux que vous êtes ! C'est du moins ce que, dans l'obscurité, crut remarquer Schérasmin.
“Vous le voyez, dit-il à voix basse ; m'en croirez-vous une autre fois ? Vous ai-je trompé ? Ces animaux qui, par pitié, s'opposent à notre passage, sont des hommes comme je vous l'ai dit, et, si vous allez plus avant, vous aurez bientôt à lutter contre le génie. Ne soyez pas si téméraire, et, dédaignant les conseils d'un ami, n'allez pas vous précipiter dans un abîme de maux !
– Eh quoi ! vieillard, dit le héros, je vais à Bagdad pour demander humblement au calife une poignée de sa barbe et quatre de ses dents, et tu veux que je me laisse effrayer aux apparences d'un danger incertain ? Qu'as-tu fait de ta raison ? Qui sait ? Ce génie est peut-être le meilleur de mes amis. Quant à ces animaux, ils ne me paraissent nullement redoutables ; tu vas voir comme, en un moment, je vais les disperser.”
Disant ces mots, il fond sur eux, et bientôt tout cède et se dissipe ainsi qu'une vapeur légère.
Sire Huon et son guide continuent quelque temps leur route sans parler et sans être inquiétés. Le jour avait disparu, et la sombre nuit versait ses pavots : tout dans l'univers était plongé dans un profond sommeil, et le silence du tombeau régnait sur la vaste étendue de la forêt. Cependant, le bon vieillard ne peut se contenir plus longtemps. “Pardonnez, seigneur, dit-il, si je vous interromps dans vos rêveries ; c'est un de mes faibles, il faut l'avouer, mais j'aime à parler dans l'obscurité ; c'est une habitude de mon enfance. Au silence qui règne en ces lieux, on dirait que le grand Pan est mort ; et sans le bruit que font les pieds de nos chevaux, on entendrait, je crois, la taupe creuser sa demeure souterraine. Vous croyez peut-être que j'ai peur ? Cependant, les qualités que nous possédons étant toutes des dons de la nature, je puis dire, sans passer pour un fanfaron, ce qu'ont vu beaucoup de gens qui vivent encore. Au milieu du cliquetis des armes, à la guerre, dans les tournois, homme contre homme, fussent-ils même deux ou trois à la fois, je suis tout prêt, parce qu'alors on peut se fier à la vigueur de son bras.
1 comment