En un mot, un ennemi a-t-il de la chair et du sang, je suis son homme ; mais, je l'avoue, je ne puis entrer à minuit dans un cimetière sans sentir mon chapeau trembler quelque peu, et je n'oserais regarder en face un génie. En effet, à quoi me servent et mon bras et mon épée, quand il pleut sur mes épaules des coups invisibles ? Supposons (et il y en a des exemples) que d'un revers j'abatte la tête à un esprit ; pendant qu'elle roule, une autre l'a déjà remplacée ; il arrive souvent que, pour se divertir, le tronc court après sa tête, la ramasse et la remet en place, comme si c'était un chapeau que le vent eût fait tomber. Dites-moi, je vous prie, que faire pour s'en garantir ? Vous savez qu'à l'heure où le coq chante, entre onze heures et minuit, tous ces êtres qui errent dans l'obscurité ne sont que des spectres, des revenants ; on dirait qu'ils sont amenés sur les ailes des vents. Mais le lutin qui habite en ces lieux est un esprit d'une nature particulière ; il tient ici cour plénière, il boit, mange, est fait tout comme nous, et se promène en plein jour.

– Tu fais de ton mieux, répond le fils de Sigevin, pour exciter ma curiosité. On parle beaucoup d'esprits ; on débite tant de mensonges à leur sujet, que des hommes de notre sorte ne savent qu'en penser. Il vint une fois à notre cour un homme profondément savant (le curé l'appelait un ma… nichéen) ; il jurait qu'il n'existait pas d'esprits, et traitait d'imbéciles tous ceux qui prétendaient en voir. Ils se disputaient souvent sur cette matière auprès d'un pot de vin ; et quand le dernier verre commençait à leur monter à la tête, ils mêlaient, dans leur entretien, tant de grec et de latin, qu'à peine si j'en pouvais comprendre un mot. Fort bien ! me disais-je à moi-même, vous raisonnez très savamment ; mais on ne sait bien que ce qu'on apprend par expérience. Je voudrais bien qu'un esprit me fît l'honneur de me rendre visite, et me dît au juste ce qu'il en est.”

Cependant nos voyageurs arrivent, sans s'en douter, à une étoile formée de tant de routes tortueuses, qu'en s'y engageant il était presque impossible de ne pas s'égarer. La lune était alors dans son plein ; sa lumière trompeuse et le clair obscur qu'elle répand sur les objets les confondent et abusent l'œil qui cherche une issue.

“Seigneur, dit Schérasmin, nous voici dans un labyrinthe ; le seul moyen d'en sortir, est de nous confier à notre bonne fortune.”

Ce conseil, meilleur que ne le pense plus d'un sage, conduit bientôt nos paladins vers une vaste enceinte, où aboutissent toutes les routes de la forêt. Ils aperçoivent, dans le lointain, un superbe château, qui s'élève majestueusement dans les airs. Huon, immobile et muet, le considère avec des yeux où se peignent tour à tour le plaisir et l'effroi ; il croit qu'un vain songe l'abuse. Tout à coup les portes d'or s'ouvrent, et l'on en voit sortir un char conduit par des léopards. Un enfant, beau comme l'amour, était assis sur ce char d'argent ; sa main tenait les rênes.

“Il vient à nous, mon cher maître !” s'écrie Schérasmin épouvanté.

En disant ces mots, il saisit la bride du cheval de Huon, et l'attirant à lui :

Nous sommes perdus ; fuyez, fuyez, vous dis-je, voilà le nain !

– Il est si beau ! dit le chevalier.

– Eh, tant pis ! fuyez, quand il le serait dix fois plus encore ; fuyez, sinon c'en est fait de nous !”

Le chevalier fait de vains efforts pour s'arrêter ; le vieillard qui galope en avant l'entraîne dans sa course rapide ; il le force à franchir les troncs renversés, les pierres, les buissons, les fossés, jusqu'à ce qu'ils soient hors de ce bosquet. Ils sont poursuivis, dans leur fuite, par l'orage, la pluie, la foudre et les éclairs. La nuit la plus effroyable absorbe la clarté de la lune ; autour d'eux ils n'entendent que le sifflement des vents, le bruit des arbres qui s'entrechoquent ; on eût dit que la forêt entière se brisait en éclats ; tous les éléments en courroux sont déchaînés. Cependant, au milieu de cette tempête, on entend, par intervalles, les sons aimables et doux de la voix du génie.

“Pourquoi me fuis-tu ? C'est ton bonheur que tu fuis. Huon, prends confiance en moi, retourne sur tes pas.

– Si vous y consentez, vous êtes perdu, seigneur, lui crie Schérasmin ; partons, partons, bouchez-vous les oreilles et ne répondez rien. Ses intentions ne sont pas pures.”

Accablés par l'orage, inondés par la pluie, ils franchissent de nouveau les broussailles, et parcourent les chemins battus ; mais les murs d'un couvent suspendent bientôt leur fuite précipitée.

Nouvelle aventure ! Le jour de cette tempête était justement celui de la fête de sainte Agathe, patronne des vierges de ce couvent. Non loin de là était une habitation de disciples bien nourris de saint Antoine. Les deux ordres, en bons voisins, faisaient ensemble une procession. Ils marchaient lentement deux à deux, les rangs bien observés. Ils étaient déjà près de leur sainte demeure, quand l'orage les assaillit. Les croix, les bannières, les scapulaires deviennent bientôt les jouets des vents ; la pluie tombe à flots dans les replis des voiles. On veut en vain conserver l'ordre de la marche ; la piété s'envole ; tout se disperse çà et là, et offre aux regards un désordre comique et des figures plus bizarres les unes que les autres. Là se traîne dans la boue une nonne retroussée jusqu'aux genoux ; ici c'est un moine qui glisse en courant, et qui, de peur de tomber sur un groupe de jeunes sœurs fuyant devant lui, s'accroche plein d'effroi à la jambe de l'abbesse. Mais l'orage ayant enfin épuisé sur eux sa fureur, la troupe inondée et couverte de boue arrive dans l'avant-cour du cloître.

Le tumulte et la confusion régnaient encore parmi les moines ; les portes étaient toutes grandes ouvertes ; Schérasmin se précipite au milieu d'eux ; une fois sur cette terre consacrée, il se croit aussi en sûreté que dans le ciel même. Huon le suit ; il allait parler pour s'excuser ; mais à l'instant le nain paraît. Tout à coup les nuages se dissipent, le ciel s'éclaircit, l'air devient doux, et la terre aussi sèche qu'auparavant. Le nain se tient au milieu de la foule, beau comme l'est à l'aurore un ange nouvellement créé.