Il s'appuie sur une branche de lis, un cor d'ivoire pend sur ses épaules. Malgré sa beauté, une terreur inconnue s'empare de tous les esprits ; car on voit régner sur son front une gravité sombre, une colère concentrée. Il approche son cor de ses lèvres, en tire des sons enchanteurs, aussitôt le vieillard est saisi d'un vertige ; il ne peut résister au désir de danser ; il s'empare d'une nonne édentée, qu'un même désir enflamme ; il saute et bondit comme un jeune chevreau ; il la fait tourner avec tant de rapidité que ses voiles et ses vêtements s'élèvent dans les airs et excitent un rire général. L'exemple gagne bientôt tous les habitants du cloître : chaque chanoine prend la main d'une nonne, et commence un ballet tel que peut-être on n'en verra jamais. Frères et sœurs oublient toute règle et toute discipline ; c'est une véritable danse de faunes et de dryades ; là vole une guimpe, ici se montre une jambe et quelque chose de plus, et personne ne s'en aperçoit. Le chevalier, seul exempt de cette contagion, rit de tout son cœur (qui aurait pu s'en empêcher ?) en voyant cette danse bizarre, en voyant s'élever dans les airs ces épais vêtements, avec quelle légèreté les jeunes nonnes effleurent le gazon, la facilité avec laquelle les contours voluptueux de leur taille se prêtent à tous les mouvements. Il se plaît à voir comme l'aimable nature se déploie lorsqu'elle est affranchie de toute contrainte. Le beau nain, cependant, s'approche du guerrier, et lui adresse, d'un air grave, la parole dans sa langue.

Pourquoi me fuis-tu, Huon de Guyenne ?… Es-tu muet ?… Par le dieu du ciel que j'adore, réponds-moi.”

À ces mots, la confiance renaît dans le cœur de Huon.

“Que me veux-tu ? dit-il.

– Ne crains rien, reprend le génie, celui dont la lumière du jour n'alarme pas la conscience, est un frère pour moi. Je t'aime depuis ton enfance, et les biens que je te destine, je ne les ai accordés à aucun mortel. Quand le devoir et l'honneur t'appellent, tu ne t'informes pas s'il y a des dangers ; ton cœur est pur, ta vie sans tache, ton courage éprouvé. Tu as confiance en toi-même, compte sur ma protection ; car ma puissance vengeresse ne frappe jamais que des âmes criminelles. Si les habitants de ce cloître n'étaient pas une engeance hypocrite, si leurs regards modestes, leur ton doux et humble ne cachaient pas une conscience coupable, malgré les sons du cor, ils seraient ainsi que toi sur leurs pieds. Schérasmin lui-même, quoique sa figure honnête parle en sa faveur, doit être puni de ses discours téméraires. Ces gens que tu vois ne dansent pas parce qu'ils ont envie de danser, mais parce qu'ils y sont forcés.”

Cependant, la fureur de la danse redouble encore ; les pauvres reclus sautent si haut et tournent avec une telle rapidité, qu'ils sont prêts à se dissoudre comme la neige au souffle des zéphyrs ; le cœur leur bat à coups redoublés. Le chevalier attendri ne peut supporter plus longtemps ce spectacle pénible ; il tremble pour leurs jours, et implore la clémence du génie. Celui-ci agite sa baguette, et l'enchantement cesse aussitôt. Les épais enfants de saint Antoine demeurent pétrifiés, et les nonnes, pâles comme si elles sortaient du tombeau, se hâtent de réparer le désordre que la danse a mis dans leurs voiles et leurs vêtements. Le seul Schérasmin, trop âgé pour un tel exercice, tombe privé de forces, et sent son cœur prêt à défaillir.

“Ah ! monseigneur, s'écrie-t-il en respirant à peine, que vous ai-je dit ?

– C'en est assez, ami Schérasmin, répond le génie ; je te connais pour un brave guerrier, mais ton cœur et ta tête t'égarent quelquefois. Pourquoi me calomnier avec tant d'acharnement ? Avoir une barbe grise, et le jugement si jeune ! Prends en patience le léger châtiment que je viens de t'infliger… Quant à vous, sortez, et faites, ainsi que vos sœurs, pénitence de vos fautes.”

Toute la gent monacale se retire pleine de confusion. Le beau Nain se retournant vers Schérasmin avec bienveillance :

“Eh quoi ! vieillard, lui dit-il, verrai-je encore sur ton front ténébreux les indices du soupçon ? Ta probité te sert d'excuse auprès d'Obéron ; approche, ami, bannis toute crainte, et, pour réparer tes forces, prends cette coupe et la vide d'un trait.”

En disant ces mots, le Roi des Génies lui présente une coupe d'or richement travaillée. Le vieillard qui se soutient à peine sur ses jambes demeure tout interdit en la voyant vide.

“Eh quoi, de la défiance encore ! s'écrie le nain ; allons, courage, approche cette coupe de tes lèvres, bois et ne doute de rien.”

Le bonhomme obéit, non pas sans hésiter, et tout à coup il voit le vase se remplir de vin de Langon. Il l'avale d'un trait, et bientôt une chaleur bienfaisante, une nouvelle vie se répandent dans toutes ses veines. Il se sent aussi frais, aussi vigoureux que dans ses plus belles années, lorsqu'il fit avec son premier maître le voyage du saint tombeau. Plein de respect et d'assurance il s'écrie, en se jettant aux pieds du beau nain :

“C'est maintenant que ma confiance en vous est inébranlable.”

Le Génie cependant, la gravité sur le front, adresse en ces termes la parole au chevalier :

“Je sais pourquoi Charles t'envoie à Babylone. Tu vois les dangers auxquels il t'expose, sa colère en veut à tes jours ; mais grâce à mes soins tu termineras heureusement une entreprise commencée avec valeur et confiance. Reçois ce cor de mes mains. Approche-le de tes lèvres, fais sortir de ses flancs des sons doux et mélodieux, et bientôt, si dix mille hommes armés de lances et d'épées menacent tes jours, tu les verras danser sans relâche, jusqu'à ce qu'ils tombent épuisés de fatigue ; fais-le résonner plus fort, c'est un appel, et je vole à ton secours quand je serais à mille fois mille lieues de toi. Mais il ne faut avoir recours à cet appel que dans la plus pressante nécessité. Prends aussi cette coupe, elle se remplit de vin chaque fois qu'un honnête homme la porte à ses lèvres ; jamais pour lui la source de son nectar ne tarit ; mais elle se vide à l'instant et devient brûlante dans les mains d'un perfide.”

Huon accepte avec reconnaissance ces gages miraculeux de la faveur de son nouveau protecteur. À peine l'aurore a paré l'orient de ses voiles de pourpre que, plein d'une noble impatience, il s'informe auprès d'Obéron du chemin qu'il doit suivre.

Le voici, dit-il.