Puissé-je ne jamais voir le cœur de Huon se déshonorer par une faiblesse ! Je ne me défie sans doute ni de ton cœur ni de ton courage ; mais, hélas ! tu es un enfant d'Adam, pétri d'une faible limon et aveugle pour l'avenir ! Un plaisir bien court est souvent la source de peines bien longues. N'oublie jamais cet avis que te donne Obéron.”

En disant ces mots, il le touche de sa baguette de lis, et de ses beaux yeux d'azur Huon voit rouler deux perles blanches. Il allait lui jurer une fidélité et une obéissance sans bornes ; mais le Génie de la forêt avait déjà disparu. Il ne reste de lui qu'un doux parfum de lis. Le chevalier demeure immobile et muet. Il passe sa main sur ses yeux et sur son front, tel un homme, au sortir d'un beau rêve, cherche à s'assurer si l'image qui vient d'enchanter ses sens est réelle ou n'est qu'une vaine illusion de la nuit. Mais si son esprit eût pu former des doutes, la coupe et le cor suspendus sur ses épaules par une chaîne d'or les auraient bientôt dissipés. Le vieillard rajeuni regarde cette coupe comme le bijou le plus curieux du trésor des Fées.

“Seigneur, dit-il avant de lui présenter l'étrier, buvons encore un coup en l'honneur de ce brave Nain. Son vin est une boisson digne des Dieux.”

Fortifiés par ce breuvage, ils marchèrent tout le jour et par monts et par vaux suivant l'usage des anciens chevaliers, ne se livrant aux douceurs du repos que sous les arbres, et seulement durant une partie de la nuit. Ils voyagèrent de la sorte pendant quatre jours sans aucune aventure, le chevalier en esprit déjà dans les murs de Babylone, et son fidèle écuyer heureux de cheminer auprès du fils de Sigevin.

Chant troisième

CHANT TROISIÈME

NOS paladins avaient à peine franchi un chemin caché dans les montagnes, que tout à coup de riches tentes, dressées dans un vallon étroit, offrent à leurs yeux surpris le plus brillant spectacle. Une foule de chevaliers, assis à l'ombre des palmiers, se livraient après le repas aux douceurs du repos. Leurs armes et leurs casques étaient suspendus aux branches, et leurs chevaux paissaient en liberté dans la prairie. Dès que la troupe guerrière voit les deux voyageurs sur la cime des monts, elle se lève précipitamment ; on eût dit que la trompette venait de donner le signal du combat. En un moment, toute la plaine est en mouvement ; on s'agite, on court aux armes, les chevaliers endossent la cuirasse, les valets amènent les chevaux.

“Qui peut, dit le paladin, jeter tant de trouble parmi ces guerriers, et les arracher aux douceurs du repos ?

– C'est nous-mêmes, sans doute, répondit Schérasmin. Soyez sur vos gardes, je les vois s'avancer vers nous en demi-cercle ?

Huon tire froidement son épée.

“Armé de ce glaive, dit-il, aucun danger ne m'effraie.”

Cependant, couvert de son armure, un des chevaliers se détache de la troupe, vient au-devant des deux étrangers, les salue avec grâce, et demande à être entendu.

“Seigneur, dit-il, c'est la coutume, parmi nous, d'arrêter tous ceux de notre ordre qui s'approchent de ces tentes. Nous vous laissons le choix, ou de rompre une lance, ou de faire ce que nous vous prescrirons.

Et quoi ? demanda modestement le héros.

– Non loin d'ici végète, dans un château fort, le géant Angulaffre, tyran féroce et le plus cruel ennemi des chrétiens. À la vue de la beauté, ce n'est point l'amour, ce sont ses fureurs qu'il ressent. Mais hélas ! la vertu d'un anneau qu'il a ravi au nain de ces jardins, dont vous venez, sans doute, le rend invulnérable à tous les coups. Je suis un des princes du mont Liban. Depuis trois ans, je m'étais voué au service de la plus belle des femmes, sans qu'un regard flatteur daignât encourager mes feux. Tant de fidélité fut enfin couronnée : heureux époux, j'allais jouir de mes droits, quand le monstre arrive, d'un bras nerveux saisit ma compagne adorée, et disparaît avec elle. Déjà six mois sont écoulés, et mes efforts pour la recouvrer ont été vains. Infortuné que je suis ! La tour de fer où elle est enfermée m'interdit tout accès, et ne lui laisse aucun moyen de s'échapper. La seule consolation que, dans mes longs ennuis, m'offre l'amour, c'est, du sommet d'un arbre, de porter au loin mes regards sur les murs odieux de cet affreux château. Quelquefois je crois la voir à la fenêtre, les cheveux épars, les mains jointes, implorant l'assistance du ciel. Mon cœur est déchiré par ce spectacle. N'attribuez donc qu'à mon désespoir ma conduite à votre égard, et envers ces guerriers qui m'accompagnent. En un mot, seigneur, aucun chevalier ne peut franchir ces limites sans avoir combattu. Si vous parvenez à me faire vider les arçons (personne encore ne l'a pu), vous serez libre, et désormais nul obstacle n'arrêtera votre marche. Sinon, il faudra vous résoudre à vous soumettre à mes ordres, comme l'ont fait ces guerriers, et jurer de ne quitter ces lieux qu'après que nous aurons tenté de soustraire mon épouse aux fers d'Angulaffre. Si cependant vous voulez vous engager par serment à pénétrer dans cette tour de fer, et à me ramener seul mon Angéla, partez, et comptez sur ma reconnaissance.

– Prince, répondit le paladin, à quoi bon choisir ? C'est assez de l'honneur que vous voulez me faire ; venez, je suis prêt à rompre une lance avec vous et toute votre suite : nous parlerons du reste une autre fois.

Ce langage étonne le beau chevalier.