Mais le malheur voulait que
parfois il buvait trop, et il est rare de rencontrer un gaillard plus tapageur
que Jermin lorsqu’il était dans les vignes du Seigneur. Il cherchait toujours à
se battre ; pourtant les hommes qu’il rossait l’aimaient comme un frère, car
il les assommait de si bon cœur que personne ne pouvait se montrer assez dur
pour lui en vouloir. Voilà ce que j’ai à dire sur l’intrépide petit Jermin.
Tous les baleiniers anglais sont tenus par la loi d’embarquer
un officier de santé ; naturellement, on le traite avec courtoisie et il
loge dans la cabine. Il n’a d’autre occupation que ses devoirs professionnels ;
mais à l’occasion il boit un flip et joue aux cartes avec le capitaine. Il
existait un personnage de cette sorte à bord de la Julia ; mais, chose
curieuse, il habitait le gaillard d’avant avec l’équipage. Et voici comment l’affaire
s’était passée :
Au début du voyage, le docteur et le capitaine vivaient en
bons termes. Abstraction faite des nombreux gobelets qu’ils vidèrent sur la
barre d’arcasse de la cabine, ils avaient tous deux beaucoup lu, et l’un d’eux
avait voyagé ; aussi étaient-ils intarissables dans leurs histoires. Mais
un jour ils se querellèrent en parlant politique, et le docteur s’emportant, usa
d’un argument frappant, qui laissa le capitaine sur le carreau, littéralement
réduit au silence. C’était mener la discussion à la manière forte. Aussi l’enferma-t-on
pour dix jours dans sa chambre, au pain et à l’eau, en le laissant méditer sur
les inconvénients de s’abandonner à la colère.
Piqué par sa disgrâce, il décida, peu de temps après sa mise
en liberté, de quitter clandestinement le navire lors d’une escale insulaire ;
mais il fut ramené ignominieusement à bord, et de nouveau mis sous clef. Libéré
pour la seconde fois, il jura qu’il ne vivrait pas plus longtemps en compagnie
du capitaine, et vint à l’avant, avec ses coffres, s’installer parmi les
matelots. Considéré comme un bon garçon victime d’une injustice, il y fut
accueilli à bras ouverts.
Je dois donner sur lui quelques détails supplémentaires, car
il tient une grande place dans ce récit. L’histoire de sa jeunesse, comme celle
de tant d’autres héros, était plongée dans la nuit la plus profonde, bien qu’il
lui arrivât de faire allusion à un patrimoine foncier, à un oncle riche comme
Crésus, et à une affaire malheureuse qui l’avait transformé en vagabond. Mais
tout ce que l’on savait de certain se réduisait à ceci : il était parti
pour Sydney comme aide-chirurgien sur un navire d’émigrants. À son arrivée, il
s’enfonça dans le pays, et après avoir erré quelques mois, il revint sans un
sou à Sydney, où il embarqua comme docteur sur la Julia.
Son aspect extérieur sortait de l’ordinaire. Il mesurait
près de deux mètres, – un vrai sac d’os, – et avait le teint absolument blême, des
cheveux blonds, et l’œil gris, pâle et malicieux ; il lançait parfois des
œillades avec une malignité véritablement démoniaque. L’équipage l’avait
surnommé le « Grand Docteur », ou encore plus fréquemment le « docteur
Long Ghost[8] ». Quelle que
soit l’importance des biens que le docteur Long Ghost avait pu perdre, il lui
était certainement arrivé plus d’une fois de dépenser de l’argent, boire du
bourgogne et fréquenter des gens du monde.
Quant à sa culture, il citait Virgile et parlait de Hobbes
de Malmsbury5, récitant en
outre de longs poèmes, avec une préférence marquée pour Hudibras[9]. Et puis c’était
surtout un homme qui avait vu du pays. Il pouvait sans la moindre difficulté
parler d’une intrigue amoureuse qu’il avait nouée à Palerme, de sa chasse au
lion chez les Cafres pour se mettre en appétit, et de la qualité du café que l’on
boit à Muscat[10] : sur ces endroits
et une centaine d’autres, il savait plus d’anecdotes que je n’en puis raconter.
Toutes les vieilles chansons savoureuses qu’il entonnait pour nous de sa voix
pleine et chaude étaient l’essence même de la musique, mais on s’étonnait
toujours que de tels accents pussent sortir de son corps décharné.
Par-dessus le marché, Long Ghost était un compagnon aussi
divertissant que possible et sur la Julia, il fut pour moi un véritable
présent de Dieu.
CHAPITRE III
NOUVEAUX DÉTAILS SUR LA « JULIA »
Par suite du manque absolu de discipline, le plus grand
désordre régnait à bord. On voyait rarement le capitaine que la maladie
retenait souvent dans sa cabine. Pendant ce temps, le second, fougueux comme un
jeune lion, arpentait les ponts au pas de course et donnait de la voix à tout
bout de champ.
Bembo, le harponneur néo-zélandais, n’entretenait pour ainsi
dire de relations avec personne, si l’on excepte Jermin qui pouvait facilement
lui parler dans son propre jargon. Il passait une partie de la journée sur le
beaupré, à pécher des albicores avec un hameçon en os. De temps à autre, par
une nuit noire, il réveillait tout le monde en dansant une sorte de fandango
cannibale, tout seul sur le gaillard d’avant. Mais, dans l’ensemble, il
paraissait remarquablement tranquille, bien que quelque chose dans son regard
trahissait qu’il était loin d’être inoffensif.
Le docteur Long Ghost, ayant envoyé par écrit sa démission
de médecin du bord, se considérait comme passager pour Sydney et prenait la vie
comme elle venait. Côté équipage, les malades semblaient étonnamment satisfaits
pour des hommes en leur état ; et les autres, qui n’étaient pas mécontents
du désordre général, s’accordaient peu de temps pour penser au lendemain.
Les vivres de la Julia étaient de très mauvaise
qualité. Lorsqu’on ouvrait les barils, le porc semblait avoir été conservé dans
la rouille et répandait une odeur de ragoût rance. Mais le bœuf était encore
pire ; c’était une substance fibreuse de teinte acajou, tellement coriace
et insipide qu’il m’arrivait presque de croire à l’histoire du cuisinier lorsqu’il
racontait qu’on avait péché un sabot de cheval, avec le fer, dans la saumure de
l’un des tonneaux. Quant au biscuit de mer, il ne valait guère mieux : il
était presque entièrement émietté en petits morceaux durs comme du silex, creusés
de part en part d’alvéoles, comme si les vers qui rongent habituellement cette
marchandise durant les longs voyages tropicaux, en faisant des sondages pour
chercher à se nourrir, étaient sortis à l’antipode du biscuit sans rien trouver
de comestible.
Nous avions fort peu de ce que les marins nomment « menus
approvisionnements ». On possédait pourtant en abondance du « thé » ;
mais, à mon avis, les marchands de Hong-Kong n’avaient jamais rien eu à voir
avec sa fourniture.
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