En outre, on nous servait un jour sur deux de la « soupe-mitraille »,
selon l’expression des matelots anglais, – c’est-à-dire quelques gros pois
ronds, polis comme des galets, qui roulaient au large dans de l’eau tiède.
J’appris plus tard que nos aliments avaient été achetés à
Sydney par les armateurs, à une vente aux enchères de vivres maritimes avariés.
Mais en dépit du bouillon trop clair constituant le premier
service de potages, et du goût saumâtre du bœuf et du porc, un marin aurait pu
faire un repas convenable sur la Julia s’il y avait eu quelques hors-d’œuvre :
une ou deux patates douces, une igname ou une banane : mais il n’existait
rien de tout cela. Toutefois, il se trouvait autre chose qui, dans l’esprit de
l’équipage, compensait toutes les carences, et c’était la ration régulière de
Pisco.
Il peut sembler étrange qu’en ces conditions, le capitaine
ait eu envie de continuer à tenir la mer. Mais, en vérité, c’est qu’en
mouillant dans un port, il courait le risque de perdre le reste de ses hommes
toujours prêts à déserter ; et même ainsi, il conservait encore la terreur
de se trouver dans quelque baie étrangère avec l’ancre mouillée et pas d’équipage
pour la lever.
Sous la conduite d’officiers avisés, les marins les plus
indomptables peuvent être maintenus sous une sorte de tutelle tant qu’ils
restent en mer ; mais si vous les laissez approcher du rivage à moins d’une
encablure, il est difficile de les retenir. C’est pour cette raison que de nombreux
baleiniers des mers du Sud ne jettent pas l’ancre pendant dix-huit ou vingt
mois d’affilée. Quand ils ont besoin de vivres frais, ils font route vers l’île
la plus proche, mettent en panne à huit ou dix milles au large et envoient un
canot à terre pour y trafiquer. Les hommes qui montent sur ces navires sont pour
la plupart des scélérats de toutes nations et de toutes couleurs, ramassés dans
les ports débauchés de l’Amérique latine et parmi les sauvages. Comme des
galériens, il n’y a que le fouet et les chaînes pour les rendre dociles. Les
officiers circulent parmi eux armés d’un poignard et d’un pistolet – cachés, mais
à portée de la main.
Il y avait plus d’un homme de cet acabit dans notre équipage ;
mais pour de pareils gaillards, souvent excités, la violence et l’intempérance
de Jermin convenaient exactement et les tenaient en une sorte de soumission
tumultueuse. Dans les circonstances critiques, il se précipitait sur eux, laissant
pleuvoir de droite et de gauche coups de pied et coups de poing en faisant « impression »
dans tous les sens. Et, comme on l’a déjà dit, ils supportaient cette autorité « écrasante »
avec beaucoup de bonne humeur. Un officier plein de dignité, sobre et prudent, n’aurait
rien tiré d’eux, une telle clique l’aurait balancé, lui et sa dignité, par-dessus
de bord.
Dans ces conditions, le voilier ne pouvait que garder la mer.
Et le capitaine ne perdait pas l’espoir que les éclopés et
lui-même se remettraient bientôt ; dans ce cas, on pouvait encore se
permettre les plus grandes espérances sur ce que la pèche nous réservait. À l’époque
de ma venue à bord, le bruit courait que le capitaine Guy avait décidé, coûte
que coûte, de rattraper le temps perdu et de remplir d’huile le bateau dans le
plus court délai.
Dans cette intention, nous faisions maintenant route vers
Vaïtahu, un village de l’île Sainte-Christine[11]– l’une des Marquises
ainsi baptisée par Mendana[12] – dans le but de
récupérer huit marins qui avaient faussé compagnie à la Julia quelques
semaines auparavant. On pensait qu’ils s’étaient suffisamment divertis depuis
ce temps-là et seraient heureux de reprendre leur service.
Aussi, toutes voiles dehors et jouant avec les alizés vifs
et rafraîchissants, nous roulions vers Vaïtahu ; nous glissions sur la
pente de la grande houle lente, tandis que les bonites et les albicores
folâtraient autour de nous.
CHAPITRE IV
UNE SCÈNE DANS LE POSTE D’ÉQUIPAGE
J’étais à peine à bord depuis vingt-quatre heures lorsque se
produisit un incident qui, sans avoir beaucoup de portée, illustre si bien la situation
que je ne puis me dispenser de le raconter.
Il faut d’abord savoir qu’il se trouvait, parmi les membres
de l’équipage, un homme si laid qu’on l’avait ironiquement baptisé « Beauté ».
C’était le charpentier, aussi l’appelait-on également « Chips[13] ».
L’homme n’était atteint d’aucune difformité réelle : il était
symétriquement laid. Mais si disgracié de sa personne que fût Beauté, il était
affligé d’un caractère encore pire ; seulement, on ne pouvait le lui
reprocher, car son aspect physique lui avait aigri l’humeur.
Or Jermin et Beauté étaient toujours à couteaux tirés. En
effet, ce dernier était le seul homme dont le second n’avait pu venir à bout d’une
façon décisive et c’est de là que provenait son animosité. Quant à Beauté, il
se faisait une gloire de narguer son supérieur, comme nous allons le voir.
Ce soir-là, il y avait du travail à exécuter sur le pont, et
le charpentier, qui était de quart, restait invisible.
— Où est-il encore caché, ce Chips ? hurla Jermin
en se penchant sur l’écoutille du gaillard d’avant.
— Il ne s’en fait pas, croyez-moi ! Il est assis
sur un coffre ici même dans le poste d’équipage, si cela vous intéresse, répliqua
l’intéressé en personne après avoir tranquillement retiré la pipe de sa bouche.
Cette insolence jeta le bouillant petit second dans une
violente fureur ; mais Beauté resta muet et tira sur sa bouffarde avec la
plus grande sérénité. Il faut ici rappeler que, quelle que puisse être la
provocation, aucun officier prudent n’oserait se risquer dans le poste d’équipage
avec des intentions hostiles. S’il veut voir un homme qui s’y est réfugié et
refuse de monter, eh bien ! il lui faut attendre le bon vouloir du matelot.
En voici la raison : le poste est très sombre et rien n’est plus facile
que de frapper à la tête celui qui descend, avant qu’il sache ce qui lui arrive,
et bien plus longtemps encore avant qu’il en découvre l’auteur.
Jermin savait cela mieux que quiconque ; il se contenta
donc de plonger du regard dans l’écoutille en tempêtant. À la fin, Beauté fit
une placide remarque qui rendit l’autre à moitié enragé.
— Amène-toi sur le pont ! se mit-il à beugler. Allez,
monte, ou bien je saute en bas te chercher !
Le charpentier le pria de ne pas attendre plus longtemps
pour mettre son projet à exécution.
Aussitôt dit, aussitôt fait ; toute prudence oubliée, Jermin
avait bondi et, par une sorte d’instinct, il tenait son homme à la gorge avant
même de l’avoir bien vu. Un des matelots se précipita alors vers lui, mais les
autres l’entraînèrent en arrière, faisant remarquer que ce ne serait pas franc
jeu.
— Et maintenant, tu vas grimper sur le pont ! vociférait
le second, en luttant comme un beau diable pour ne pas lâcher le charpentier.
— Eh bien hissez-moi ! fut la réponse hargneuse de
Beauté.
Et sous la poigne vigoureuse de son assaillant, il se
tortillait comme un boa constrictor de six pieds de long.
Jermin s’efforça d’en faire un paquet bien compact, pour le
transporter plus facilement. Pendant qu’il se livrait à cette rude tâche, Beauté
dégagea ses bras, et le fit tomber à la renverse. Mais Jermin se remit vite sur
pied, et pendant un moment, ils luttèrent de toutes les façons possibles, s’entraînant
l’un l’autre, se martelant réciproquement la tête sur les baux en saillie, et
se rendant coup pour coup à chaque occasion favorable. À la fin, Jermin glissa
malencontreusement et s’étala ; son adversaire lui écrasait la poitrine et
le maintenait à terre. À présent, la situation était de celles où conseils et reproches
s’expriment avec une éloquence bien particulière, et Beauté ne laissa pas
échapper cette occasion. Mais le second ne répondit pas un mot et se contenta d’écumer
et de lutter pour se remettre debout.
C’est alors qu’on entendit un faible chevrotement venant d’en
haut. C’était le capitaine. Au début de la bagarre, se trouvant sur le point de
monter sur le gaillard d’arrière, il serait volontiers revenu à sa cabine, mais
la peur du ridicule l’en avait empêché. Comme le vacarme augmentait, et que son
officier paraissait se trouver en mauvaise posture, il pensa que cela n’arrangerait
absolument rien de rester appuyé à la lisse ; aussi fit-il son apparition
sur le gaillard d’avant, bien résolu à traiter l’affaire à la légère, comme
étant de meilleure politique.
— Eh bien ! eh bien ! commença-t-il très vite
d’une voix bourrue. De quoi s’agit-il ? Jermin ! Lieutenant Jermin !
Charpentier, charpentier ! Qu’est-ce que vous fabriquez en bas ? Allez,
allez, montez sur le pont !
À ces mots, le docteur Long Ghost lança d’une voix de
fausset :
— Ah ! Mademoiselle Guy, est-ce bien vous ? Mais,
ma pauvre amie, rentrez vite chez vous, car vous pourriez recevoir un mauvais
coup.
— Peuh ! Peuh ! Vous, mon ami, qui que vous
soyez, je ne vous ai pas adressé la parole ; cessez vos inepties.
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