Owen Wingrave

Henry James

 

Owen Wingrave

 

Nouvelles

 

 

Anthologie établie
par Jacques Finné

 

 

 

Nouvelles éditions Oswald

 


Série « Fantastique / Science-fiction / Aventure »
dirigée par Hélène Oswald

 

 

 

 

 

 

Cet ouvrage a été réalisé
sous la direction de Jacques Finné

 

 

 

Couverture illustrée
par Jean-Michel Nicollet

 

 

Maquette : Studios Knack / Créature

 

 

 

 

 

 

 

 

 

ISBN : 2-7304-0225-4

© Nouvelles éditions Oswald (NéO), 1983 38, rue de Babylone, 75007 PARIS

Owen Wingrave

1

« Ma parole ! Vous avez perdu la tête ! » S’écria Spencer Coyle, tandis que le jeune homme, livide, répétait, un peu haletant : « Si, vraiment, ma décision est prise ! » Et « C’est tout réfléchi, je vous assure ! » Ils étaient pâles tous les deux mais Owen Wingrave souriait, d’une manière exaspérante pour son moniteur qui gardait pourtant assez de discernement pour sentir que sa grimace – un absurde ricanement – trahissait une nervosité extrême et d’ailleurs compréhensible.

« Mon erreur a été de continuer jusqu’à présent, voilà bien pourquoi je sens que je ne dois pas aller plus loin, dit le pauvre Owen. » Il attendit machinalement, presque humblement, répugnant aux airs arrogants et n’ayant d’ailleurs nul sujet d’en prendre. À travers la fenêtre, le dur scintillement de son regard se posa sur les stupides maisons d’en face.

« J’éprouve un inexprimable dégoût ! Vous me rendez malade ! »

En effet, Mr. Coyle semblait chaviré.

« Je le regrette beaucoup ! Seule la crainte de vous déplaire m’a empêché de parler plus tôt !

— Vous auriez dû parler il y a trois mois. Alors, vous changez d’avis d’un jour à l’autre ? » Demanda l’aîné des deux.

Le jeune homme se contint un moment, puis, d’une voix tremblante, plaida sa cause :

« Vous êtes très fâché contre moi et je m’y attendais. Je vous suis infiniment reconnaissant de tout ce que vous avez fait pour moi, je serais prêt en retour à faire n’importe quoi pour vous, mais ceci, non, c’est impossible ! Bien sûr, tout le monde va me tomber dessus ! J’y suis préparé ! Je suis préparé à tout ! C’est pourquoi il m’a fallu du temps – pour m’assurer que je suis prêt ! Je crois que votre mécontentement est ce que je ressens et regrette le plus ; mais peu à peu, vous en prendrez votre parti, conclut Owen brusquement.

— Vous prendrez le vôtre encore plus vite que moi, j’imagine ! » S’écria avec ironie Mr. Coyle, aussi agité que son jeune ami. De toute évidence, ni l’un ni l’autre ne se trouvait en état de prolonger un assaut qui les faisait saigner tous les deux. Mr. Coyle était un moniteur professionnel. Il formait de jeunes candidats à l’armée, n’acceptait que trois ou quatre élèves à la fois et leur insufflait l’irrésistible « allant » qui constituait son secret et la source de sa fortune. Il ne travaillait pas sur une vaste échelle, il aurait dit en parlant de lui-même qu’il n’était point « grossiste ». Sa méthode ni sa santé, ni son tempérament n’auraient pu s’accommoder d’élèves nombreux. Aussi les jaugeait-il, les évaluait-il, refusant plus de postulants qu’il n’en acceptait. Artiste à sa manière, il ne s’intéressait qu’aux sujets d’élite. Capable de sacrifices presque passionnés à un cas particulier, il aimait la jeunesse ardente – certains genres de facilité, de capacité, le laissaient indifférent. Il s’était pris d’une sympathie spéciale pour Owen Wingrave. Les aptitudes hors ligne de ce jeune homme, sans parler de sa personnalité, l’avaient quasiment envoûté et exerçaient sur lui une irrésistible fascination. Les « poulains » de Mr. Coyle accomplissaient en général des prodiges et il aurait pu en présenter une multitude à l’admission. Il avait la stature de Napoléon (le Grand) avec une étincelle de génie dans son œil d’un bleu clair. On disait de lui qu’il ressemblait à un pianiste concertiste. Or, le ton de son élève préféré exprimait en ce moment, d’ailleurs inconsciemment, une sagesse supérieure qui l’exaspérait. La haute opinion que Wingrave avait de lui-même ne l’avait jamais choqué, ses dons éminents semblant la justifier, mais aujourd’hui, tout à coup, elle lui parut intolérable. Coupant court à la discussion, il refusa net de considérer leurs relations comme terminées et conseilla au jeune homme d’aller prendre l’air n’importe où ; mettons à Eastbourne, – la mer le ramènerait à la raison – et de s’accorder quelques jours de congé pour retrouver son équilibre et ses esprits. Owen pouvait bien s’offrir des loisirs étant donné sa situation de fortune privilégiée. Combien privilégiée – à cette seule pensée, Spencer Coyle eut envie de le gifler. Ce grand garçon bâti en athlète n’était pas, physiquement, un sujet qui se prêtât à des raisonnements simplistes. Une douceur inquiète répandue sur son beau visage, un mélange de scrupule et de décision, indiquaient que s’il avait pu en résulter un avantage pour autrui, il eût volontiers tendu les deux joues. Il ne prétendait évidemment pas détenir la quintessence de la sagesse. Simplement, il la présentait comme sienne. Après tout, il s’agissait de sa propre carrière. Pouvait-il se soustraire à la formalité d’essayer Eastbourne, ou du moins de se taire, bien que toute son attitude impliquât qu’il faisait cette concession à seule fin de donner à Mr. Coyle une chance de se « remettre » ? Il ne se sentait aucunement surmené ; mais que Mr. Coyle fût à bout, en raison de la tension de leurs rapports, quoi de plus naturel ? Les vacances de son élève permettraient à l’intellect de Mr. Coyle de se reposer.

Mr. Coyle comprit le sens de ses paroles, mais se domina. Il exigea seulement, comme son dû, une trêve de trois jours. Owen y consentit, de l’air de dire que sa conscience souffrait d’entretenir les illusions de son maître.