Le jeune homme accepta donc les allusions à son « dur métier », et se taisant sur ses affaires, causa avec les dames aussi aimablement que s’il n’avait pas été « déshérité ». Une ou deux fois, quand Mr. Coyle lui lança un coup d’œil à travers la table, il croisa son regard chargé d’une indéfinissable passion et décela sur son visage rieur une expression étrange et pathétique. Comment se défendre d’avoir le cœur serré, devant ce jeune agneau si manifestement marqué pour le sacrifice ? « Le diable l’emporte ! Quel dommage, il est si bien taillé pour les combats ! » Soupira Mr. Coyle à part lui, avec un manque de logique qui n’était d’ailleurs qu’apparent.

Cette pensée l’eût absorbé davantage encore si Kate Julian n’avait requis la majeure partie de son attention. Assise à présent en face de lui, elle lui fit l’effet d’une jeune femme remarquable et peut-être intéressante. Cet intérêt n’était d’ailleurs pas suscité par une beauté extraordinaire. Jolie, certes, elle l’était, avec ses longs yeux d’Orientale, sa magnifique chevelure et une originalité indomptable, mais il avait vu des carnations plus rares et des traits plus à son goût. Elle l’intéressait plutôt parce qu’elle lui donnait l’impression d’être exactement le genre de personne que sa position, des considérations générales, la prudence et peut-être même la bienséance lui auraient commandé de n’être point. Elle était ce que l’on appelle vulgairement une protégée, sans le sou, tolérée par condescendance. Or toute son attitude exprimait que si elle occupait une situation subalterne, son esprit, en revanche, s’élevait au-dessus des précautions ou des soumissions. Non qu’elle se montrât agressive, elle était trop indifférente pour cela. On eût dit plutôt que n’ayant rien à gagner ni à perdre, elle s’offrait le luxe d’agir à sa fantaisie. Spencer Coyle pensa que pour elle l’enjeu était peut-être plus grand qu’elle ne semblait l’imaginer ; en tout cas, quelle que fût la somme d’imagination qu’elle possédât, il n’avait jamais vu jeune femme si peu soucieuse de prudence. Il en vint à s’interroger sur la nature des rapports entre Jane Wingrave et une pensionnaire de cet acabit ; mais pareilles questions s’ouvraient sur des profondeurs insondables. Peut-être la fine mouche dominait-elle jusqu’à sa protectrice. Lors de son précédent séjour à Paramore, il lui avait semblé qu’avec sir Philip à ses côtés, cette fille pouvait lutter, comme qui dirait adossée à un mur. Elle amusait sir Philip. Elle le charmait, et il aimait les gens qui n’avaient pas peur. De lui et de sa fille, on voyait clairement lequel des deux était le chef de file. Miss Wingrave considérait beaucoup de choses comme acquises et par-dessus tout, la rigueur de la discipline et le sort des vaincus et des captifs.

Entre leur brillant Owen et l’originale compagne de son enfance, quels bizarres liens avaient pu se former ? Ce ne pouvait être de l’indifférence – encore moins de l’aversion, entre deux jeunes êtres si heureux et si beaux. Sans être Paul et Virginie, ils devaient pourtant avoir en commun leur printemps et leur idylle. Un si séduisant jeune homme pouvait-il déplaire à une si séduisante jeune fille, à moins qu’elle ne lui fit grief d’être insensible à ses charmes ? Mais quel séduisant jeune homme aurait pu résister à ce voisinage ?

Mr. Coyle se rappela tenir de Mrs. Julian que ledit voisinage n’était d’ailleurs pas constant, à cause des séjours en pension de sa fille, sans parler des absences d’Owen ; à cause aussi des visites de Kate à quelques amis qui avaient la bonté de « se charger d’elle » de temps en temps ; et de ses séjours à Londres « si difficiles à combiner », mais réalisés tout de même, grâce à Dieu, pour lui permettre d’acquérir des talents d’agrément – le dessin, le chant, surtout le dessin ou plutôt la peinture à l’huile, qui lui valait de grands éloges ; mais la bonne dame avait également mentionné que les jeunes gens étaient comme frère et sœur – ce qui tout de même rappelait un peu Paul et Virginie. Or, Mrs. Coyle disait vrai, Virginie se mettait en frais manifestes pour le jeune Lechmere.

La conversation étant assez languissante, notre critique n’eut pas à faire effort pour réfléchir à ces choses. Le ton de la réunion, peut-être grâce aux autres convives, ne semblait pas dévier de son cours et tendait à la répétition des mêmes anecdotes, à la discussion des fermages, sujets qui se pressaient les uns contre les autres comme des bêtes inquiètes. Il s’en rendait compte, ses hôtes souhaitaient passionnément que la soirée se déroulât comme si de rien n’était et cela lui donna la mesure de leur secrète irritation. Avant la fin du dîner, il éprouva une pointe d’inquiétude à propos de son second élève. Le jeune Lechmere, depuis qu’il faisait des armes, lui avait donné entière satisfaction ; toutefois son instructeur ne s’aveuglait pas sur le fait que dans ses moments de détente, il était aussi ingénu qu’un bébé. Mr. Coyle avait pensé que les divertissements de Paramore lui seraient peut-être un coup de fouet et le comportement de l’infortuné garçon attestait la justesse du pronostic. Le coup de fouet, il l’avait assurément reçu sous la forme d’un coup de foudre.