Tu n’as parlé que de Miss Wingrave.

— Oh, j’étais plein de mon sujet… Tu as dû l’oublier.

— Alors tu aurais dû me le rappeler !

— Même si j’y avais pensé, j’aurais tenu ma langue – car tu ne serais pas venue !

— Je regrette bien d’être venue ! s’écria Mrs. Coyle. Mais, ajouta-t-elle aussitôt, quelle est donc cette histoire ?

— Oh, il s’agit d’un acte de violence, perpétré ici il y a des siècles. Je crois que c’était au temps de Georges II que le colonel Wingrave, un de leurs ancêtres, a frappé dans un accès de fureur l’un de ses enfants, un jeune garçon en pleine croissance. Il lui a assené sur la tête un coup si terrible que le pauvre enfant en mourut. On fit le silence sur l’affaire et l’on accrédita une autre version de l’incident. Le corps du malheureux garçon fut étendu dans une des pièces de l’autre aile, et les obsèques furent célébrées en toute hâte, parmi d’étranges rumeurs que l’on s’efforça d’étouffer. Le lendemain matin, quand la maisonnée s’assembla, le colonel Wingrave manquait à l’appel. On le chercha en vain. Enfin quelqu’un s’avisa qu’il se trouvait peut-être dans la chambre d’où était parti le convoi de son enfant. Ce quelqu’un frappa sans recevoir de réponse et finit par ouvrir la porte. L’infortuné gisait, mort, sur le plancher, tout habillé, comme s’il était tombé à la renverse, sans une blessure, sans une marque, sans rien dans son aspect indiquant qu’il eût lutté ou souffert. C’était un homme vigoureux, florissant de santé. Rien ne justifiait un tel événement. On pense qu’il s’est rendu dans la chambre pendant la nuit, juste avant de se coucher, en proie à une sorte de crise, victime d’une contrainte ou d’une attirance mêlée d’épouvante. Après cela seulement, la vérité concernant le jeune garçon se fit jour. Mais personne n’a jamais plus couché dans cette chambre. »

Mrs. Coyle avait blêmi. « Je l’espère bien ! Grâce au ciel, ils ne nous ont pas installés là !

— Nous sommes à bonne distance, je connais le théâtre de l’incident.

— Tu veux dire que tu es entré ?…

— Oh, pour quelques instants. Ils sont assez fiers de cette pièce et notre jeune ami me l’a montrée à ma précédente visite. »

Mrs. Coyle ouvrit de grands yeux : « Et de quoi a-t-elle l’air ?

— Simplement d’une chambre à coucher morne et vide, démodée, assez grande, avec un mobilier de style. Elle est lambrissée du haut en bas et il est évident qu’autrefois les panneaux étaient peints en blanc ; mais les siècles ont assombri leur couleur et il y a en outre aux murs trois ou quatre bizarres broderies anciennes au petit point, encadrées, sous verre. »

Mrs. Coyle regarda autour d’elle en frissonnant.

« Je suis heureuse qu’il n’y ait pas de broderies au petit point, sous verre, ici ! Ce sont de ces choses qui vous mettent les nerfs en boule ! Descendons dîner. »

Dans l’escalier, son mari lui montra le portrait du colonel Wingrave, effigie point dépourvue de force ni de style étant donné le lieu et l’époque, d’un gentleman au beau visage dur, en habit rouge et perruque. Mrs. Coyle lui trouva une remarquable ressemblance avec son descendant sir Philip ; et Mr. Coyle se dit, tout en gardant ses réflexions pour lui, que si l’on avait le courage de parcourir la nuit les vieux couloirs de Paramore, on aurait des chances de rencontrer une silhouette qui lui ressemblerait, errant avec l’agitation d’un spectre, la main dans la main d’un grand garçon. Tout en se dirigeant vers le salon avec sa femme, il se prit soudain à regretter de n’avoir pas insisté davantage pour que son élève allât à Eastbourne. Toutefois la soirée sembla lui démontrer l’inanité de ces fantastiques prémonitions, car le caractère farouche du cercle familial, tel qu’il le prévoyait, se trouva mitigé par la présence de « voisins ».

Les convives du dîner se composaient de deux couples joviaux dont l’un formé par le pasteur et son épouse, et d’un jeune homme taciturne venu pour la pêche. Ce fut un soulagement pour Mr. Coyle qui commençait à se demander ce que l’on attendait de lui, pourquoi il avait commis la folie de venir, et pressentait à présent qu’au moins durant les prochaines heures, il n’aurait pas à intervenir directement. Au surplus il trouva, comme à sa première visite, un emploi suffisant de ses dons subtils d’observateur à déchiffrer les symptômes divers que présentait cette scène mondaine.

Le lendemain s’annonçait comme une journée éprouvante, il prévoyait les difficultés d’un long dimanche figé dans le décorum et aussi que les théories de Jane Wingrave dans toute leur sécheresse lui seraient exposées au cours d’une pénible conférence. Elle et son frère lui feraient comprendre qu’ils comptaient sur lui pour réaliser le miracle, et s’ils essayaient de l’associer à une politique trop dénuée de tact, il finirait peut-être par leur dire leur fait – éventualité qui n’avait d’ailleurs pas besoin de se produire pour que sa visite constituât une lamentable erreur ; mais ce soir, de toute évidence, le cher vieux gentilhomme se proposait de donner à leurs amis la preuve tangible de leur parfait accord. La présence du grand moniteur de Londres semblait garantir sa foi dans le succès de l’interrogatoire imminent. À la surprise du visiteur de marque, on avait obtenu qu’Owen n’interviendrait en rien pour rompre la concorde apparente.