La lumière qu’irradiait le front du jeune Lechmere révélait avec une candeur qui appelait presque la compassion, ou du moins le préservait du ridicule, qu’il n’avait jamais rien vu de comparable à Miss Julian.

4

Au salon, après dîner, la jeune fille trouva moyen de s’approcher de l’ex-précepteur d’Owen. Elle resta devant lui un moment, souriante, ouvrant et refermant son éventail, puis tout à trac dit en levant sur lui ses yeux étranges : « Je sais pourquoi vous êtes venu, mais vous perdez votre temps.

— Je suis venu vous contempler un instant. Est-ce là du temps perdu ?

— Très aimable. Mais ce n’est pas le problème de l’heure. Vous ne ferez rien d’Owen. »

Spencer Coyle hésita : « Et vous, que voulez-vous faire de son jeune ami ? »

Elle prit l’air étonné et regarda autour d’elle.

« Mr. Lechmere ? Oh pauvre petit bonhomme ! Nous parlions d’Owen. Il l’admire tant !

— Moi aussi, je dois vous le dire.

— Nous l’admirons tous. Voilà bien pourquoi nous sommes au désespoir.

— Alors pour votre part, vous voudriez qu’il soit soldat ? demanda le visiteur.

— Je prends la chose très à cœur. J’adore l’armée et j’ai beaucoup d’affection pour mon ancien camarade de jeux », dit Miss Julian.

Spencer se rappela la version différente que le jeune homme lui avait donnée de l’attitude de Miss Julian – mais par loyalisme envers Owen, il s’abstint de la provoquer :

« Il serait inconcevable que votre ancien camarade n’ait pas d’affection pour vous. Par conséquent il doit désirer vous plaire et je ne vois pas pourquoi (des jeunes gens intelligents comme vous !…) vous ne réglez pas la question entre vous !

— Désireux de me plaire ! s’écria Miss Julian. Je regrette de dire qu’il ne manifeste aucun désir de ce genre. Il trouve que je suis une insolente chipie. Je lui ai dit ce que je pense de lui, et il me déteste !

— Mais puisque vous en pensez tant de bien ! Vous venez de me dire que vous l’admirez !

— J’admire ses talents, ses possibilités – oui, même son apparence physique, s’il m’est permis d’y faire allusion. Mais pas sa conduite actuelle !

— Avez-vous vidé la question avec lui ? demanda Spencer.

— Oh, j’ai osé être franche, la circonstance semblant m’y autoriser. Il n’a pas dû trouver mes paroles à son goût.

— Que lui avez-vous donc dit ? »

La jeune fille réfléchit un moment, ouvrit et referma son éventail.

« Eh bien, étant donné que nous sommes de si bons vieux amis, je lui ai dit que sa conduite commence à être indigne d’un gentleman ! »

Après ces mots, ses yeux rencontrèrent, le regard de Mr. Coyle qui sonda leurs profondeurs ambiguës. « Et que lui auriez-vous donc dit, si ce lien d’amitié entre vous n’avait pas existé ?

— Comme il est étrange que vous posiez une pareille question – et de cette manière ! répliqua-t-elle avec un petit rire. Je ne comprends pas votre point de vue. Je croyais que votre métier était de former des soldats ?

— Ne prenez pas en mauvaise part ma petite plaisanterie. Mais pour ce qui est d’Owen Wingrave, il n’a pas besoin d’être formé, déclara-t-il. À mon avis – et ici le petit moniteur s’arrêta, conscient d’émettre un paradoxe – à mon avis, il est un combattant, dans la plus haute acception du terme !

— Alors qu’il le prouve ! », S’écria-t-elle avec impatience et elle se détourna brusquement.

Spencer Coyle la laissa s’éloigner. Quelque chose dans son accent le contrariait et même le choquait sensiblement. De toute évidence, une violente altercation avait eu lieu entre les deux jeunes gens et la pensée que cette histoire ne le concernait en rien ajouta à son trouble. Cette maison était un foyer militaire et Miss Julian en tout cas, une damoiselle qui plaçait son idéal de virilité – les damoiselles ont assurément toujours leur idéal de virilité – dans la personne d’un paladin à ceinturon. Affaire de goût. Mais un quart d’heure plus tard, en se retrouvant auprès du jeune Lechmere en qui s’incarnait ce type guerrier, Spencer Coyle était encore si troublé qu’il s’adressa à l’innocent garçon avec une certaine sécheresse de magister.

« Vous n’êtes pas forcé de vous coucher tard, vous savez ? Je ne vous ai pas amené pour cela. »

Les invités prenaient congé et les bougies destinées aux chambres à coucher scintillaient en rangée monotone. Le jeune Lechmere était en proie à une agitation trop agréable pour être sensible à la rebuffade. Une heureuse préoccupation crispait ses lèvres presque en un rictus.

« Je ne suis guère pressé de me mettre au lit. Savez-vous qu’il y a ici une chambre terriblement amusante ? »

Coyle se demanda un instant s’il relèverait l’allusion. Enfin sa surexcitation le poussa à demander :

« Sûrement, on ne vous a pas logé là ?

— Non, vraiment ! Personne n’y a passé la nuit depuis des siècles. Mais c’est justement ce que je voudrais faire. Ce serait tout à fait drôle !

— Et vous avez essayé d’obtenir l’autorisation de Miss Julian ?

— Oh, elle dit qu’elle n’a pas qualité pour la donner ; mais elle est persuadée que la chambre est hantée et soutient que personne n’a jamais osé y coucher.

— Personne n’y couchera jamais ! dit Spencer avec décision. Un garçon dans votre situation critique, en particulier, doit passer une nuit tranquille. »

Le jeune Lechmere poussa un soupir déçu mais raisonnable.

« Oh, très bien. Mais ne puis-je veiller encore un peu pour livrer un nouveau petit assaut contre Wingrave ? Je ne l’ai pas encore asticoté aujourd’hui. »

Mr. Coyle consulta sa montre.