« Vous pouvez fumer une cigarette. Une seule. »

Il sentit une main sur son épaule et se retourna juste à temps pour voir la chandelle de sa femme répandre de la cire sur son habit. Les dames allaient se coucher et c’était l’heure traditionnelle de sir Philip. Mrs. Coyle confia à son époux qu’après les histoires terrifiantes qu’il lui avait contées, elle refusait absolument de rester seule, dans n’importe quelle partie de la maison. Il promit de la suivre d’ici trois minutes, et après les poignées de mains rituelles, les dames s’éclipsèrent dans un bruissement de jupes. À Paramore, ce soir-là, les formes furent respectées aussi vaillamment que si aucun drame ne déchirait la vieille demeure. La seule personne qui se trahit légèrement fut Kate Julian : elle salua Mr. Coyle d’une inclinaison de tête, sans lui accorder un mot ni un regard et il la vit toiser Owen d’un regard dur. À part sa mère, timide et compatissante, nul n’adressa au jeune homme un salut. Miss Wingrave conduisit au pas militaire les trois dames, en petite procession de chandelles clignotantes, leur fit monter le large escalier de chêne et les fit défiler sous le portrait vigilant du fatal ancêtre. Le valet de chambre de sir Philip parut et offrit le bras au vieux gentilhomme qui tourna le dos au pauvre Owen lorsque le jeune homme esquissa le vague geste de remplir cet office. Mr. Coyle apprit par la suite qu’autrefois, avant la disgrâce d’Owen, lorsqu’il se trouvait au logis, il avait toujours eu le privilège de conduire cérémonieusement le grand-père à son lieu de repos. À présent les habitudes de sir Philip avaient changé et marquaient son mépris. Ses appartements se trouvant au rez-de-chaussée, il s’en fut d’un pas trainant aidé de son valet après avoir dardé un instant, d’un air significatif, sur le plus responsable de ses visiteurs, l’épais rayon rouge, ardent comme une braise, de ses yeux qui formaient un si bizarre contraste avec l’affabilité de ses manières. Ils semblèrent signifier au malheureux Spencer : « Nous réglerons son compte au jeune chenapan demain ! » On eût cru, à les voir, que le jeune chenapan, qui sans se presser avait gagné l’autre bout du hall, avait pour le moins fabriqué un faux chèque. Son ami l’observa un instant, vit qu’il se laissait tomber nerveusement dans un fauteuil pour se relever ensuite avec agitation. Cette même agitation le ramena à l’endroit où Mr. Coyle donnait ses dernières instructions au jeune Lechmere.

« Je vais me coucher et j’aimerais beaucoup que vous vous conformiez à mes prescriptions. Vous fumerez une seule cigarette avec notre hôte ici présent, après quoi vous regagnerez votre chambre. Attendez-vous à une verte semonce de ma part si j’apprends que cette nuit vous avez voulu vous livrer à des jeux absurdes. »

Le jeune Lechmere, les paupières baissées et les mains dans les poches, ne répondit mot. Il se borna à labourer de son orteil le coin d’un tapis ; de sorte que Mr. Coyle, mécontent d’un engagement aussi tacite, poursuivit, en s’adressant à Owen :

« Je dois vous prier, Wingrave, de ne pas faire veiller un sujet aussi impressionnable et même de le mettre au lit et de fermer sa serrure à double tour. »

Comme Owen ouvrait de grands yeux, apparemment sans comprendre le motif de tant de sollicitude, il ajouta :

« Lechmere éprouve une curiosité morbide à propos d’une de vos légendes familiales – d’une de vos chambres historiques. Étouffez-la dans l’œuf !

— Oh, la légende n’est pas mal, mais je crains que la chambre ne soit une vaste fumisterie ! Owen se prit à rire.

— Vous savez bien que vous ne le croyez pas vraiment, mon garçon ! répliqua le jeune Lechmere.

— Je ne pense pas qu’il le croie ! Mr. Coyle remarqua la rougeur marbrée d’Owen.

— Il ne se risquerait pas à y passer une nuit lui-même, poursuivit leur compagnon.

— Je sais qui vous a dit cela ! fit Owen en allumant une cigarette à la bougie, d’un air gêné et sans en offrir à ses deux amis.

— Eh bien quoi ? et si elle l’a dit – et après ? demanda le cadet des deux hommes, un peu rouge. Vous les voulez toutes pour vous ? », Continua-t-il, facétieux, en puisant dans la boîte de cigarettes.

Owen Wingrave fuma en silence. Enfin, il articula :

« Oui… Si elle l’a dit – et après ? Mais elle ne sait pas, ajouta-t-il.

— Elle ne sait pas quoi ?

— Elle ne sait rien ! Je le fourrerai au lit ! », dit gaîment Owen à Mr. Coyle qui vit que sa présence, dès l’instant où une certaine note avait résonné, gênait les jeunes gens. Malgré sa curiosité, il s’était toujours piqué, à l’égard de ses élèves, de certaines discrétions et délicatesses – scrupules qui d’ailleurs ne l’empêchèrent pas, tandis qu’il montait l’escalier, de leur recommander de ne pas faire les idiots.

Au haut du palier, il fut surpris de rencontrer Miss Julian qui s’apprêtait évidemment à redescendre. Elle n’avait pas commencé à se déshabiller et ne marqua aucun embarras à sa vue. Toutefois, d’un ton familier qui contrastait avec la rigueur qu’elle avait apportée à l’ignorer dix minutes auparavant, elle laissa tomber ces mots :

« Je descends chercher quelque chose. J’ai perdu un bijou.

— Un bijou ?

— Une assez belle turquoise s’est détachée de mon médaillon. Comme c’est le seul bijou vrai que j’ai l’honneur de posséder… Et elle se mit à descendre les marches.

— Voulez-vous que je vienne vous aider ? », Demanda Spencer Coyle.

Elle s’arrêta, quelques marches plus bas que lui et de ses yeux d’Orientale, regarda derrière elle. « N’est-ce pas la voix de vos amis que j’entends dans le hall ?

— Ces brillants jeunes gens s’y trouvent en effet.

— Ils m’aideront. »

Et Kate Julian passa.

Spencer Coyle fut tenté de la suivre mais se rappelant ses principes de tact, il rejoignit sa femme dans leur appartement.

Il tarda néanmoins à se mettre au lit et bien qu’il eût passé dans son cabinet de toilette, ne put se résoudre à se dévêtir. Pendant une demi-heure, il feignit de lire un roman. Après quoi, tout doucement, ou plutôt devrais-je dire avec agitation, il sortit dans le corridor, le suivit jusqu’à la chambre qu’il savait assignée au jeune Lechmere et fut soulagé de trouver la porte close.