Une demi-heure auparavant, il avait remarqué qu’elle
était ouverte ; il eut donc la certitude que le jeune homme était venu se
coucher. Il s’apprêtait à se retirer quand il entendit du bruit dans la pièce. Son
occupant s’affairait devant la fenêtre, ce qui lui prouva qu’il pouvait frapper
sans risque de l’éveiller. Le jeune Lechmere vint ouvrir en chemise et en
caleçon, un peu étonné. Il introduisit son visiteur qui, la porte refermée, lui
dit : « Je ne veux pas vous empoisonner l’existence, mais ma
conscience me commandait de m’assurer que vous n’étiez pas exposé à des émotions
indues.
— Oh, elles ne manquent pas, dit le jeune homme ingénu.
Miss Julian est redescendue.
— À la recherche d’une turquoise ?
— C’est ce qu’elle a dit.
— L’a-t-elle trouvée ?
— Je ne sais pas. Je suis monté, je l’ai laissée avec
le pauvre Owen.
— Vous avez bien fait ! dit Spencer Coyle.
— Je ne sais pas, reprit le jeune Lechmere mal à l’aise.
Je les ai laissés en train de se disputer.
— À quel propos ?
— Je ne comprends pas ! Ils forment un drôle de
couple ! »
Spencer médita ces mots. En dépit de ses principes et de ses
pudeurs foncières, il éprouvait dans le cas particulier une curiosité, ou
plutôt, pour lui donner le nom qui lui convenait vraiment, une sympathie qui
balayait tout scrupule.
« Avez-vous l’impression qu’elle lui fait, elle aussi, une
scène de reproches ? Se permit-il de demander.
— Et comment ! Elle le traite de menteur !
— Que voulez-vous dire ?
— Mais oui, et devant moi, encore ! Voilà pourquoi
je les ai quittés ! Je n’y tenais plus ! J’ai stupidement remis sur
le tapis l’histoire de la chambre fatale et dit combien je regrettais que vous
m’ayez obligé à vous promettre de ne pas tenter ma chance en y entrant !
— Voyons, vous ne pouvez pas fureter de cette façon
indiscrète dans les maisons des autres – on ne prend pas de ces libertés, vous
savez ! s’écria Mr. Coyle.
— Mais je suis bien sage, vous le constatez ! Je
ne désire même pas m’en approcher ! dit le jeune Lechmere en confidence. Miss
Julian m’a dit : « Oh, je crois savoir que vous, vous vous y
risqueriez… mais… » Elle s’est retournée en se moquant du pauvre Owen :
« Nous ne pouvons pas en attendre autant d’un gentleman qui a adopté son
extraordinaire ligne de conduite ! ». J’ai vu alors qu’il s’était
déjà passé quelque chose entre eux à ce sujet – elle a dû le taquiner ou le défier.
Peut-être n’était-ce qu’une plaisanterie mais le fait qu’il abandonne la
carrière militaire a remis en question la frousse… je veux dire le cran…
— Et qu’a répondu Owen ?
— D’abord rien. Mais ensuite, il a dit avec beaucoup de
calme : « J’ai passé toute la nuit dans ce maudit endroit ».
Nous avons alors ouvert de grands yeux, nous nous sommes récriés, et je lui ai
demandé ce qu’il y avait vu. Il a répondu qu’il n’avait rien vu, et Miss Julian
a répliqué qu’il devrait mieux savoir débiter son petit conte et en tirer un
effet. « Ce n’est pas un conte, c’est un simple fait », a-t-il dit et
quand elle l’a criblé de railleries en lui demandant pourquoi, s’il avait fait
cela, il ne le lui avait pas raconté au matin, puisqu’il savait ce qu’elle
pensait de lui : « Je sais, ma chère, mais cela m’est égal », a
dit le pauvre diable. Là-dessus elle s’est mise en colère et lui a demandé très
sincèrement si cela lui serait égal de savoir qu’elle pensait qu’il essayait de
nous donner le change ?
— Ah ! Quelle brute ! s’écria Spencer Coyle.
— C’est une jeune fille tout à fait extraordinaire !
Je ne sais quelle idée elle a en tête ! »
Le jeune Lechmere haletait positivement.
« Extraordinaire en effet. Faire les quatre cents coups
à cette heure nocturne, avec des jeunes gens délurés ! »
Mais le jeune Lechmere tint à préciser sa pensée :
« Je veux dire, je crois qu’il l’aime ! »
Mr. Coyle fut si frappé par ce symptôme de subtilité imprévue
qu’il demanda avec éclat : « Et croyez-vous qu’il lui plaise ? »
Son élève perdit toute assurance et poussa un soupir plaintif.
« Je ne sais pas… j’y renonce ! Mais je suis sûr
qu’il a vu et entendu quelque chose, ajouta le jeune homme.
— Dans cette chambre absurde ? Qu’est-ce qui vous
donne lieu de le croire ?
— Eh bien, à voir sa tête. J’ai idée que ça peut se
deviner, dans un cas pareil. Il se comporte comme s’il avait vu quelque chose !
— Mais pourquoi ne le dirait-il pas ? »
Le jeune Lechmere chercha et trouva : « Peut-être
est-ce trop terrible pour qu’on en parle. »
Spencer Coyle se prit à rire : « Vous n’êtes pas
content de ne pas y être ?
— Incroyablement.
— Allez-vous coucher, grand serin, dit Spencer avec un
regain d’ironie nerveuse ; mais auparavant, dites-moi comment il a
accueilli l’accusation qu’il cherchait à vous duper ?
— Il a dit : « Menez-moi là-haut vous-même et
enfermez-moi » !
— Et l’a-t-elle pris au mot ?
— Je ne sais pas. Je suis monté. »
Spencer Coyle échangea un long regard avec son élève.
« Je ne crois pas qu’ils soient dans le hall en ce
moment. Où est la chambre d’Owen ?
— Je n’en ai pas la moindre idée. »
Mr Coyle resta perplexe. Il partageait cette
ignorance et ne pouvait décemment pas aller frapper à toutes les portes. Il
enjoignit au jeune Lechmere de dormir et il sortit dans le corridor. Il se
demandait s’il pourrait retrouver le chemin de la chambre qu’Owen lui avait montrée
à sa précédente visite et se souvint qu’elle avait, comme beaucoup d’autres
pièces, son nom ancien peint sur la porte. Mais les corridors de Paramore formaient
un dédale ; en outre quelques-uns des domestiques seraient encore debout
et il ne voulait pas faire figure d’espion. Il regagna donc ses quartiers où
Mrs. Coyle constata bientôt son impossibilité de reposer. Comme elle avoua que
pour sa part, dans ce logis affreux, elle éprouvait une sensation de malaise et
de terreur grandissante, ils passèrent la majeure partie de la nuit en
conversation, de sorte que plusieurs heures de leur veille furent inévitablement
charmées par le récit que lui fit son époux du colloque avec le petit Lechmere
et de leur échange d’opinions. Vers deux heures, Mrs. Coyle fut si inquiète sur
le compte de leur jeune ami persécuté et si hantée par la crainte que la
vilaine fille eût profité de l’invite pour lui infliger une abominable épreuve,
qu’elle supplia son mari d’aller tirer la chose au clair coûte que coûte, fût-ce
au prix de son repos ; mais Spencer, par une perverse contradiction, avait
fini, à mesure que le calme parfait de la nuit les enveloppait, par s’hypnotiser
jusqu’à admettre vaguement qu’Owen mit de l’empressement à affronter Dieu sait
quelle épreuve impie – supplice d’autant plus pénible pour sa sensibilité
surexcitée que l’épreuve de la nuit précédente avait déjà appris au pauvre
garçon quel terrible effort de volonté il aurait à fournir. « J’espère au
contraire qu’il est là-bas, dit Coyle à sa femme. Ce sera une façon de mettre
les autres affreusement dans leur tort ! » Toujours est-il qu’il ne
put se résoudre à explorer une maison qu’il connaissait si peu. Par une
inconséquence singulière, il ne se décida néanmoins pas à se coucher.
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