Il resta
tout habillé, assis dans le cabinet de toilette, avec son lumignon et son roman
– et attendit jusqu’à ce qu’il en vînt à dodeliner de la tête. Enfin Mrs. Coyle
se retourna de l’autre côté, cessa de parler, et il s’assoupit à son tour dans
son fauteuil. Combien de temps dormit-il ? Il ne le sut que plus tard en
évaluant le temps écoulé. Ce qu’il sut tout d’abord, fut qu’il s’était éveillé
en sursaut, confus, frappé par un bruit terrifiant. La conscience lui revint bientôt,
suscitée sans doute par un cri d’horreur parti de la chambre de son épouse ;
mais il ne s’inquiéta pas d’elle. Déjà il s’élançait dans le couloir. L’appel
se répéta. C’était le « au secours, au secours ! » d’une femme
en proie à une agonie de terreur. Il partait d’un point éloigné de la maison
mais la direction était suffisamment indiquée. Spencer se précipita droit
devant lui, avec dans ses oreilles le claquement de portes qui s’ouvraient, des
rumeurs de voix alarmées, et dans ses prunelles la pâleur de l’aube. Au
tournant d’un corridor, il aperçut une forme blanche, une jeune fille évanouie
sur une banquette, et cette brusque révélation lui apprit, tandis qu’il
poursuivait sa course, que Kate Julian, frappée trop tard dans son orgueil, saisie
de remords devant l’acte qu’avaient provoqué ses sarcasmes, et venue libérer sa
victime, était tombée à la renverse, accablée devant une catastrophe provoquée
par elle, catastrophe que l’instant d’après Spencer mesura avec désespoir :
au seuil d’une porte béante, Owen Wingrave, vêtu comme il l’avait vu la veille,
gisait mort à l’endroit même où son ancêtre avait été découvert. Il avait tout
du jeune soldat tombé sur le terrain conquis.
Sir Dominick Ferrand
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« Il y aurait diverses objections
à élever, mais j’accepterai votre manuscrit si vous y apportez quelques
modifications », disait le bref billet de Mr. Locket, et il n’avait
pas davantage gaspillé les mots dans le post-scriptum ainsi conçu :
« Si vous passez me voir, je vous montrerai ce que j’entends par là. »
Ce message arriva aux Jersey Villas par le premier courrier du matin et Peter
Baron n’eut pas plus tôt avalé son muffin rassis qu’il s’empressa d’obtempérer
à l’injonction du directeur de revue. Il savait qu’une telle hâte trahissait de
l’impatience et il ne désirait pas marquer un excès d’empressement. C’eût été
contraire à son intérêt. Mais comment garder un calme olympien – en eût-on la
ferme intention – la première fois qu’une grande revue accepte, fût-ce sous
réserve, un échantillon de votre jeune génie ardent ?
C’est seulement quand – tel un enfant l’oreille collée à une
conque marine – il commença de percevoir le tumultueux grondement du « fond
sonore » que, dans son compartiment de 3e classe, la
cruauté de la clause restrictive pénétra jusqu’à sa conscience, avec un goût d’âcre
fumée. Il était vraiment humiliant d’éprouver de l’impatience, lorsqu’on
exigeait de vous des « modifications ». Peter Baron essaya de se
persuader qu’il ne cherchait pas à se dissimuler l’urgence de ses besoins d’argent
et qu’il se hâtait à seule fin de livrer bataille, de défendre les passages d’une
hardiesse supérieure qui certainement lui valaient l’ire du directeur de la
revue Mélanges. Il feignit de croire qu’il s’en indignait – comme pour
donner le change au graisseux voyageur, son compagnon de route, assis en face
de lui : mais dans le petit œil rond de ce frère en misère encore plus
écrasé que lui par la vie, il décela qu’il représentait l’image du succès
égoïste. Il aurait aimé se persuader que la revue Mélanges lui avait « fait
des avances ». Pourtant, quelque jugement qu’à la Rédaction de ce périodique
on pût émettre sur certaines de ses « bouffées de fantaisie », Baron
soupçonnait parfois nettement qu’il passait là-bas pour un raseur familier. Le
seul fait vraiment flatteur, était que Mélanges publiait rarement des
fictions. On se départait donc pour lui d’une habitude rigide, ce qui
compensait, et au-delà, la phrase d’un des innombrables billets précédents de Mr. Locket,
phrase qui l’ulcérait encore, où le directeur déplorait de ne relever chez lui
aucun indice d’un talent vraiment créateur. « Vous semblez incapable de
construire un personnage qui se tient », faisait remarquer ailleurs ce magister
impitoyable. Renfoncé dans son coin, tandis que le train stoppait, Peter Baron
contempla, à la lueur brumeuse du gaz, l’étalage littéraire d’un kiosque et se
demanda lequel de ses personnages n’avait « pas tenu ». Il avait
toujours considéré comme suppliciante la fatalité qui fait qu’un esprit
créateur n’est pas toujours doublé d’une main créatrice.
Au surplus, disons qu’avant de voler vers Mr. Locket
pour remplir sa mission, un incident survenu aux Jersey Villas avait passagèrement
retenu son attention. En sortant de chez lui (il habitait au n° 3, dont la
porte de devant s’ouvrait sur un jardinet) il avait rencontré la dame qui, la
semaine précédente, avait pris possession des chambres du rez-de-chaussée, les « petits
salons » pour employer la terminologie de Mrs. Bundy. Il l’avait
entendue, et même, de sa fenêtre, à deux ou trois reprises, vue entrer et
sortir, et ces observations avaient créé dans sa pensée un vague préjugé
favorable à l’inconnue. Préjugé qui, du reste, fut soumis à une épreuve
violente : car si de toute évidence, la dame avait le pas léger, on
pouvait encore moins se dissimuler qu’elle avait un piano. Elle avait en outre
un petit garçon et une voix très douce, dont Peter Baron perçut les accents, non
point en l’entendant chanter, car elle se bornait à jouer de son instrument, mais
en l’écoutant admonester avec enjouement son fils ; en effet, elle
autorisait parfois l’enfant à s’amuser (avec des restrictions proclamées bien
haut) dans le petit carré noir qui formait une avant-cour devant chaque maison
et passait, dans l’humble rangée des habitations, comme un signe distinctif
flatteur.
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