Les Jersey Villas s’alignaient par paires, à moitié détachées les
unes des autres, et Mrs. Ryves – nom sous lequel se présenta la nouvelle
locataire – avait été admise dans la maison après avoir décliné sa qualité de
musicienne. Mrs. Bundy, l’austère propriétaire du n° 3, qui jugeait
ses « petits salons » (d’environ douze pieds carrés) encore plus
séduisants que le second étage dont Baron avait dû s’accommoder – Mrs. Bundy,
donc, qui se réservait le grand salon pour y confectionner des robes, à l’occasion,
avait débattu d’avance le problème de sa nouvelle pensionnaire avec le jeune
homme, en lui rappelant que l’affection qu’elle lui portait, à lui Baron, prouvait
qu’à conditions égales, elle préférait les locataires intelligents.
C’était le cas de Mrs. Ryves. Elle avait convaincu Mrs. Bundy
qu’elle n’était pas une simple pianoteuse. Mrs. Bundy avoua à Peter son
faible pour une jolie mélodie et Peter put répondre en toute honnêteté que son
oreille, à lui aussi, y était sensible. Tout allait dépendre du « toucher »
de leur colocataire. Le piano de Mrs. Ryves pouvait devenir le fléau de sa
vie, si ses mains se révélaient lourdes ou ses choix vulgaires ; mais si
elle jouait des choses agréables et les jouait agréablement, elle lui rendrait
service, aux heures où il fumait sa pipe pour se mettre en forme. Mrs. Bundy
qui désirait louer ses chambres, garantit le talent de premier ordre de l’étrangère,
et Mrs. Ryves, qui de toute évidence, connaissait sa partie, n’avait pas
infirmé cette prédiction un peu hâtive. Elle ne jouait jamais le matin, aux
heures de travail de Baron, et, le reste du temps, il se surprenait à écouter
avec plaisir ces accents discrets et mélancoliques. Au fond, il ne s’y
connaissait guère et la seule critique qu’il eût pu formuler, est que Mrs. Ryves
semblait affectionner les airs tristes. Non qu’ils lui fussent désagréables. Au
contraire, ils montaient vers lui comme une sorte de réponse consciente à
quelques-uns de ses doutes et à ses humeurs sombres. En conséquence, l’harmonie
suprême eût régné, sans l’incroyable mauvais goût du n° 4. En effet, le
piano de Mrs. Ryves était placé du côté de la maison dépourvu de mur mitoyen,
et Mrs. Bundy estimait que nul n’avait le droit d’élever la moindre
objection, hormis son « propre gentleman », lequel se montrait si raisonnable.
On n’eût pu en dire autant du gentleman du n° 4 qui n’avait même pas l’excuse
d’être un « homme de lettres » comme Mr. Baron. (Il possédait un
bull-terrier et cinq chapeaux – toute la rue pouvait les dénombrer) et à écouter
Mrs. Bundy, vous auriez cru que des murs, des corridors, des espaces et
des obstacles, de structure massive et de fabuleuse étendue, s’interposaient
entre lui et l’odieux instrument. Ledit gentleman avait adopté une attitude qui
à présent atteignait la phrase des échanges de billets et des compromis. Mais
de l’avis du voisinage immédiat, son cas n’était point défendable, et si vagues
que fussent les notions des Jersey Villas sur tous les autres sujets, elles ne
barguignaient pas quant aux droits et aux torts des tenancières de chambres.
Lorsque Peter Baron déboucha de la maison, le garçonnet de Mrs. Ryves
était au jardin et sa mère semblait être venue un instant, tête nue, veiller à
ce qu’il ne commît aucun dégât. Elle discutait avec lui de la responsabilité qu’il
encourrait s’il passait une ficelle à l’un des barreaux de la grille et jouait
à conduire « un dada » ; mais à la vue de leur co-locataire, l’enfant
eut tout à coup une meilleure intuition de ce que pouvait être un cheval de trait ;
il fonça sur Baron en agitant sa bride et cria « hue, dada ! »
avec une désinvolture qui plongea sa mère dans un embarras de bon ton. Baron en
retour le percha sur son épaule et feignit de caracoler un instant, de sorte qu’aussitôt
la performance achevée – elle dura quelques secondes à peine – le jeune homme
se sentit pour ainsi dire présenté à Mrs. Ryves. Le sourire de la jeune
femme le charma, et une telle impression permet de brûler les étapes. Elle dit :
« Oh merci ! Mais ne souffrez pas qu’il vous dérange ! »
Puis, comme il déposait l’enfant à terre et soulevait son chapeau en s’apprêtant
à partir elle ajouta : « Vous êtes très aimable de ne pas vous
plaindre de mon piano.
— Mais j’en jouis tout particulièrement ! Vous
jouez à la perfection, dit Peter Baron.
— Je suis bien forcée d’en jouer, voyez-vous – c’est
tout ce que je sais faire ; mais les gens d’à côté n’aiment pas cela, quoique
ma chambre, vous le savez, ne soit pas contiguë à leur mur. Voilà pourquoi je
vous remercie de me permettre de leur dire que vous, un locataire de la maison,
vous ne me trouvez pas importune. »
Elle avait un air de douceur et de vivacité ; et plus
les yeux du jeune homme s’attardaient sur sa personne, plus l’indulgence dont
elle lui savait gré semblait être le minimum des égards qu’elle pût attendre de
lui ; mais il se borna à rire, dit « non, vous n’êtes pas importune ! »
et il eut le sentiment de se trouver de plus en plus présenté à la dame.
Sur ce, l’enfant, un joli petit bonhomme, réclama une
nouvelle cavalcade. La jeune femme le souleva à son tour, pour modérer ses
transports, et le tint un moment dans ses bras. Le bambin ravageait
impétueusement sa chevelure, de sorte que tout en souriant à Baron, elle ne
cessait de secouer lentement la tête pour se débarrasser des petits doigts du
gamin.
« Si les voisins font un esclandre, je crains d’être
forcée de m’en aller, continua-t-elle.
— Oh, n’en faites rien ! », S’écria Baron, avec
une véhémence si soudaine que le son de sa propre voix lui sembla étranger. Elie
eut une vague exclamation et après un salut léger mais qui n’eut rien de farouche,
elle rentra dans la maison. L’impression produite sur lui persista jusqu’à son
arrivée à la gare. Alors seulement, la pensée de sa discussion imminente avec Mr. Locket
reprit le dessus. Ce qui prouve l’intensité de l’intérêt que lui avait inspiré
la dame.
L’arrière-goût de ce second entretien fut, lui aussi, intense
pour Peter Baron qui sortit de chez le directeur de la revue, son manuscrit
sous le bras. Ayant vidé la question avec Mr. Locket, il était en proie à
une agitation qui aurait dû être celle du triomphe et qu’au début il réussit à
considérer comme telle. Mr. Locket avait été forcé de convenir que sa
nouvelle contenait une idée, hommage dont Baron s’appliqua à tirer le meilleur
parti. En revanche, certaine scène scandalisait sa conscience de directeur de
revue, et le jeune homme dut s’engager à la récrire.
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