Or l’idée que Mr. Locket
avait eu la bonté de déceler dépendant, pour être claire, précisément de la
scène incriminée, il sautait aux yeux que son objection n’était dictée que par
la malignité. Cette supposition mitigeait la joie que Peter Baron ressentait en
rapportant chez lui une contribution à la littérature qu’il se complaisait à
considérer comme acceptée. Il rentra à pied pour calmer sa surexcitation et
réfléchir aux changements à apporter. Il parcourut une assez grande distance
sans régler ce point, et comme il commençait à se dépiter, il regarda vaguement
les devantures des boutiques pour y chercher des solutions ou des amorces d’idées.
Mr. Locket habitait, tout au fond de Chelsea, une aimable petite maison
lambrissée et Baron, pour rentrer chez lui, prit par King’s Road. La promenade
matinale à travers les rues de Londres lui procura un amusement nouveau, avec
le spectacle d’une animation toute fraîche. En général, il passait ces
heures-là à son écritoire, dans la gênante posture qu’imposait la misérable
table, un des meubles branlants du second étage chez Mrs. Bundy, qui
servait d’autel à ses sacrifices littéraires. Lui arrivait-il de sortir à la
naissance du jour, il s’apercevait que la vie, elle aussi, lui semblait
rajeunie. On profitait du regain d’ardeur que les gens apportaient au travail, on
voyait de jeunes vendeuses aux joues souvent roses ; l’air des rues était
différent, le trafic intense, toutes choses que l’observateur de mœurs pouvait
happer au passage. Surtout c’était l’heure où le pauvre Baron faisait ses
achats, lesquels étaient d’ailleurs purement du domaine imaginaire. Pour on ne
sait quelle raison mystérieuse, ses dépenses fastueuses avaient lieu le matin, et
il pressentait que si jamais il devait se ruiner, ce serait avant midi. Ce
jour-là, il était en veine de prodigalité, fort de la certitude de ce que Mélanges
ferait pour lui. Il avait oublié pour le moment ce qu’il devait, lui, faire
pour Mélanges. Devant les boutiques de livres anciens et de gravures, les
vitrines encombrées de bric-à-brac et les alléchantes expositions de meubles en
acajou contreplaqué, il avait l’innocente habitude de se livrer à de coûteuses
folies. Il remeublait Mrs. Bundy avec une liberté qui ne coûtait rien à
cette dame et se perdait en visions d’un second étage métamorphosé.
En ce jour particulier, King’s Road se révéla extraordinairement
onéreux, et en fait l’occasion différait des précédentes en ce qu’elle
contenait le germe d’un danger réel. Pour une fois, il avait mauvaise
conscience, éprouvait la tentation de mettre la main à la poche. Il ne voyait
jamais un secrétaire commode, avec assez de place pour les coudes, pourvu de
tiroirs et d’une belle superficie de cuir soigneusement frappée d’or aux coins,
sans que la dégradation des meubles de Mrs. Bundy ne lui revînt en mémoire.
Ces sortes de tables abondaient dans King’s Road, et semblaient foisonner ce
matin-là. Peter Baron leur jeta un coup d’œil à chaque devanture, et devant l’une
d’elles, il tomba en arrêt. Elle avait cette noble assurance qui atteste le
chef-d’œuvre authentique ; mais quand il entra et pour se donner une
contenance, demanda à connaître l’inabordable prix, la somme que mentionna le
vendeur empressé sembla bafouer son impécuniosité au-delà même de ses
prévisions. Il déclara que c’était beaucoup trop cher et allait achever sa
petite comédie par une méditative retraite quand le commis attira son attention
sur un autre article du même genre, étonnamment avantageux. Il s’agissait d’une
vieille pièce provenant d’une vente à la campagne, on l’avait en réserve depuis
assez longtemps, mais elle avait été oubliée, rangée dans un des débarras – ils
contenaient des trésors à foison – pour ne reparaître au jour que tout récemment.
Peter se laissa conduire à une interminable resserre obscure derrière le
magasin et se trouva enfin penché sur l’un de ces bureaux d’acajou carrés et
massifs, les deux pieds de devant dressés sur une sorte de socle en retrait
pourvu de petits tiroirs, et que de temps immémorial on appelle en anglais des davenports.
Bien que manifestement usagé, celui-ci avait la solidité des meubles de
jadis et il exerça sur Peter une inexplicable fascination.
Avant de l’avoir vu, il aurait dit qu’un tel article
correspondait exactement à ce qu’il ne voulait pas ; mais le vendeur lui
avança une chaise et une fois assis, les coudes sur la douce pente du grand couvercle
solide, il sentit qu’avec une semblable base pour ses essais littéraires, la
bataille serait déjà à moitié gagnée. Il souleva le couvercle et examina avec
amour l’intérieur profond. Il garda un silence menaçant quand son compagnon
laissa tomber ces paroles surprenantes :
« Je le convoite personnellement », puis, quand l’homme
mentionna le prix dérisoire – on le vendait à perte – il réfléchit que ce
serait une fière économie d’avoir un autel littéraire où l’on pourrait vraiment
allumer une flamme. Un davenport représentait un pis-aller, mais
toute la vie n’était-elle pas un pis-aller ? Il pourrait rabattre le prix
du vendeur ; et chez Mrs. Bundy, il écrivait sur une précaire table à
jeu. Après être resté une minute assis, le nez dans l’aimable pupitre, il eut
la bizarre impression que celui-ci pourrait lui révéler un ou deux secrets – quelque
secret relatif à la forme artistique ou à de mystérieux rites incantatoires, encore
que sa carrière n’eût sans doute été littéraire que dans la mesure où quelque
vieille dame rédigeait dessus des invitations à de mornes dîners. Ce réceptacle
dégageait une étrange et vague odeur, comme si jadis il avait abrité des objets
parfumés, sacrés pour son propriétaire. Lorsqu’il retira sa tête du pupitre, Baron
dit au marchand : – Je veux bien vous offrir la moitié de ce prix », des
personnes compétentes lui ayant assuré que c’était la manière de procéder. Il
se sentit un peu vulgaire, mais le secrétaire arrivait le soir même aux Jersey
Villas.
2
« J’espère que ça ira. Il a l’air d’être calme à
présent », dit la pauvre locataire des « petits salons »
quelques jours plus tard, en parlant de leur voisin agressif et du piano
litigieux. Les deux co-locataires avaient noué des relations régulières où le
piano entrait pour beaucoup. De même que cet instrument servait de thème à des
discussions avec le gentleman du 4, ainsi entre Peter Baron et la « dame
des petits salons » il formait une base d’entente particulière, en tout
cas un sujet de fréquents entretiens.
1 comment