Mrs. Ryves avait d’ailleurs tant de séduction que, Peter Baron n’en doutait pas, même sans piano il n’aurait pas été en peine d’aliments pour leurs conversations, mais par bonheur ils en avaient un et il en tirait tout le parti possible. À présent, il en savait plus long sur sa nouvelle amie. Elle était veuve et lasse et lorsqu’elle tenait son bel enfant dans ses bras, elle ressemblait vaguement à une jeune Madone moderne. Bien que Mrs. Bundy eût pour trait distinctif une certaine rigueur à l’égard des jeunes femmes décoratives, et une austérité aussi rigide que le règlement affiché dans les meublés, elle avait toute confiance en Mrs. Ryves, convaincue d’avoir affaire à une « dame », et une dame qui lui permettait, à elle Mrs. Bundy, d’honorer une de ces manifestations artistiques qu’elle se piquait d’estimer en toute indépendance. Professionnelle, certes, mais les Jersey Villas pouvaient enfin s’enorgueillir d’une profession qui ne fût pas la mauvaise – car elles en avaient aussi vu de cet acabit-là. Mrs. Ryves possédait un revenu annuel de mille livres (comment Mrs. Bundy le savait-elle ? Baron doutait que Mrs. Ryves lui eût fait des confidences !) et pour le reste elle dépendait de sa délicieuse musique. Baron pensait que sa musique, fût-elle délicieuse, devait être d’un mince apport, guère suffisant pour remplir une salle de concert, et il se demanda tout d’abord si Mrs. Ryves jouait des rondes paysannes à des réunions enfantines ou si elle donnait des leçons à de jeunes personnes qui cultivaient un art au-dessus de leur condition.

Il devait d’ailleurs être abondamment renseigné. Tout se déroula très vite, car le garçonnet était devenu un auxiliaire aussi précieux que le piano. Sidney hantait assidûment le seuil du n° 3. Fort sociable, il avait établi des relations indépendantes avec Peter, et s’aventurait souvent à l’étage supérieur pour rendre visite à des livres d’images (à qui il reprocha au début de n’être point tous des « dadas ») et à des cannes, heureusement plus conformes à ses exigences. La fenêtre du jeune homme avait vue sur celle de sa nouvelle connaissance. À travers un rideau de mousseline empesée, elle lui rendait sa voisine continuellement présente et le faisait assister à ses allées et venues plus qu’il ne s’en sentait le droit. – Il était capable d’une certaine pudeur dans la curiosité qu’elle lui inspirait, et aussi de toutes sortes de petites délicatesses et d’égards muets. Elle donnait en effet quelques leçons, surtout à des élèves du quartier, et il finit par connaître plus ou moins les motifs de ses sorties ou de ses rentrées. Elle ne recevait guère de visiteurs, sauf parfois une ou deux respectables vieilles dames, et tous les jours, la pauvre et terne Miss Teagle, elle aussi une personne d’âge, qui venait avec humilité remplir les fonctions de gouvernante auprès de l’enfant des petits salons. De tout temps la fenêtre de Peter Baron s’était ouverte en quelque sorte sur un morceau de vie et l’une des choses qu’elle lui avait fait constater, c’est que nul n’est si privé de joie qu’il ne puisse, moyennant deux pence, s’assurer les services de quelqu’un d’encore plus privé. Mrs. Ryves était une lutteuse (Baron répugnait à y songer) mais elle trônait sur une cime aux yeux de Miss Teagle, qui avait vécu dans une nursery aristocratique pour tomber ensuite dans une phase de diplômes et d’humiliations.

Mrs. Ryves sortait parfois, comme Baron lui-même, des manuscrits sous le bras, et toujours comme Baron, elle les rapportait la plupart du temps. Ses vaines avances s’adressaient à des éditeurs de musique. Elle essayait de composer – de fabriquer des chansons à succès. Un air en vogue constituait un revenu, elle le confia à Peter l’une des premières fois qu’il ramena Sidney blasé[2] et somnolent à sa mère. Une autre fois qu’il était venu sans meilleur prétexte que la simple envie de lui rendre visite (après tout, elle l’avait virtuellement invité) elle lui dit qu’une chanson sur mille réussissait et que la terrible difficulté consistait à trouver les paroles justes. Cette « justesse » n’était qu’un vulgaire tour de main – beaucoup de paroles vraiment spirituelles ne servaient parfois à rien. Peter dit en riant qu’il supposait que celles qu’il chercherait à composer seraient certainement trop spirituelles, mais trois semaines après sa première rencontre avec Mrs. Ryves, il s’assit devant son délicieux bureau (très conscient que des tâches plus urgentes le requéraient) et s’efforça d’enfiler bout à bout des rimes assez idiotes pour faire la fortune de sa voisine. Il ne doutait pas de la finesse de son talent musical – elle avait la note touchante. La note touchante se retrouvait dans sa personne aussi.

Le bureau était délicieux après six mois passés devant son branlant prédécesseur et ce renfort apporté au style littéraire du jeune homme ne fut pas amoindri par le sentiment qu’il avait de se l’être procuré d’une façon un peu illicite. En effet, il l’avait acheté, escomptant l’argent qu’il attendait de Mr. Locket, mais la libéralité de ce dernier serait en fonction de l’ardeur au travail de son collaborateur, qui à présent avait à compter avec les conséquences d’un optimisme téméraire. Car son œuvre, le fruit de son labeur, offrait un caractère incorruptible et n’admettait aucune compromission. Elle semblait le regarder avec reproche, dans tout l’éclat de sa perfection et lui dire : « Comment as-tu pu faire une promesse aussi vile et t’engager à me mutiler, à me déshonorer ! » Les changements réclamés par Mr. Locket étaient inadmissibles, et dégradantes ses concessions à la platitude, à l’idée qu’il se faisait de la mentalité du public. La mentalité du public ! Comme si le public avait une mentalité ou une faculté de perception autre que le regard fixe et hébété d’un troupeau de moutons ? Peter Baron se sentait placé devant l’alternative de décider s’il n’était pas assez intelligent, ou simplement pas assez abject pour récrire son histoire. Il eût pu, en vérité, avoir moins d’orgueil s’il avait eu plus d’habileté et plus de discernement s’il avait eu plus de pratique. L’humilité, dans le métier des lettres, constituait la moitié de la pratique, et la résignation, la moitié du succès.