Très intéressée, elle s’anima et se fit familière. Elle l’implora encore de ne pas commettre la sottise de livrer les papiers qu’il aligna en rangées devant elle, dans leurs enveloppes vierges et impénétrables.

« Mais on pourrait retrouver leur trace, leur histoire, le nom du propriétaire ! », argua-t-il. À quoi elle riposta que c’était précisément pourquoi il devait se taire. Il déclara que les femmes n’avaient pas le moindre sentiment de l’honneur, à quoi elle répliqua qu’en revanche elles avaient des intuitions plus délicates que les hommes. Il reconnut que ce pouvaient être des papiers sans importance, elle concéda que rien n’était plus probable, mais quand il offrit de s’en assurer sur-le-champ, elle le retint par le poignet, avouant que, si absurde cela fût-il, elle était inquiète. Finalement elle ramena le débat à une simple affaire de complaisance. Elle le priait de garder sa trouvaille et de se taire, simplement pour lui faire plaisir. Raison suffisante. Ses agréables relations avec Baron firent de grands progrès pendant qu’ils discutaient la question. Un élément de franchise amicale s’y introduisit.

« Je ne comprends pas ce que cela peut vous faire, ni pourquoi vous prenez même la peine d’en parler, argua le jeune homme.

— Moi non plus. Un simple caprice.

— Bien sûr, si vous le désirez le moins du monde, je ne dirai rien au magasin.

— Vous êtes charmant et je vous suis très obligée. Je vois maintenant à quelle inspiration j’ai obéi en montant chez vous – c’était pour les sauver ! »

Et Mrs. Ryves se dirigea vers la sortie, en ajoutant que, le sauvetage opéré, elle n’avait plus qu’à se retirer.

« Mais les sauver pour quoi, s’il m’est interdit de rompre les cachets ? demanda Baron.

— Je ne sais pas – pour un sacrifice généreux.

— Pourquoi serait-il généreux ? Quel est l’enjeu ? demanda Peter, appuyé contre le chambranle de la porte, tandis qu’elle s’attardait sur le seuil.

— Je ne sais pas, mais j’ai l’intuition que quelque chose est en danger. Brûlez-les ! s’écria-t-elle, les yeux brillants.

— Ah, vous m’en demandez trop ! Ils piquent tellement ma curiosité !

— Soit, je ne veux pas être trop exigeante, et je vous remercie de m’avoir du moins promis de garder le silence. Je compte sur votre discrétion. Adieu.

— Ma discrétion, vous devriez bien la récompenser ! dit Baron sur le palier.

Mrs. Ryves, déjà au milieu de l’escalier, s’arrêta, s’accouda à la rampe et leva la tête pour lui sourire :

— Mais je vous ai déjà récompensé par l’honneur de ma visite !

— Qui fut exquise dans une certaine mesure. Mais que m’accorderez-vous si je brûle les papiers ? »

Mrs. Ryves réfléchit un instant. « Brûlez-les d’abord et vous verrez ! »

Sur quoi elle descendit en toute hâte et Baron à qui la réponse semblait insuffisante et la tractation fort peu équitable sous cette forme, regagna sa chambre. L’intérêt que Mrs. Ryves marquait pour une question qui à première vue ne la concernait en rien, l’étonnait, l’amusait et le charmait irrésistiblement. Quelle femme délicate, imaginative, inflammable, prompte à sentir, prompte à agir ! Non qu’il s’en plaignît – il aimait les femmes de ce genre ; mais pour le moment, il n’avait pas pris l’engagement de livrer aux flammes ses papiers. Il les rangea donc dans le casier secret et sortit tout agité et surexcité. Encore une journée de perdue pour le travail – l’affreuse besogne à exécuter pour Mr. Locket se trouvait de nouveau remise aux calendes !

3

Dix jours après la visite de Mrs. Ryves, il alla voir sur rendez-vous le directeur de Mélanges. Il le trouva dans sa petite maison lambrissée de Chelsea, qui avait, se dit Baron, la patine brune d’une vieille pipe culottée. Mr. Locket trônait, entouré des emblèmes de ses fonctions – piles de paperasses, haies d’encyclopédies, galerie photographique de collaborateurs en vogue – et Peter se promit au début de n’accaparer que fort peu d’un temps qui semblait si précieux. Mais Mr. Locket lui-même prolongea l’entretien, après avoir découvert que le pauvre Baron allait lui communiquer un fait plus intéressant que celui de n’avoir pu rafistoler son conte. Peter avait commencé par-là, expliqué respectueusement que ses habitudes et ses principes s’y opposaient ; puis voyant combien son audace laissait froid le petit Locket, il se sentit faible et un peu niais, dégonflé de son héroïsme. Il s’était armé en vue d’une lutte et voilà que Mélanges ne protestait même pas ! Il ne lui restait donc plus qu’à battre en retraite sans aucune chance de retour, si par hasard il n’avait dit brusquement, hors de propos, en se levant :

« Vous intéressez-vous le moins du monde à Sir Dominick Ferrand ? »

Mr. Locket, également debout, le regarda à travers ses lunettes.

« Vous parlez de feu Sir Dominick ?

— Le seul. Vous savez que la famille est éteinte ? »

Mr. Locket lança à son jeune ami un autre regard aigu, réponse silencieuse à cette faconde péremptoire. « Tout à fait éteinte, en effet. J’ai peur que de nos jours le sujet n’offre guère d’intérêt.

— En êtes-vous bien sûr ? », Demanda Baron.

Mr. Locket se pencha en avant, les pointes de ses doigts appuyées sur la table, dans l’attitude de quelqu’un qui met fin à une audience. « Je ne pourrais prendre la chose en considération que sous un certain angle… »

Il se tut une minute, d’une façon qui excluait de cet angle le pauvre Peter ; mais croisant de nouveau le regard du jeune homme il demanda : « Songeriez-vous… heu… à me proposer un article sur lui ?

— Pas précisément – parce que je tâtonne encore ; mais l’idée me séduirait assez. »

Mr. Locket émit le truisme indiscutable que l’éminent homme d’État avait été une figure marquante de son temps.