La faculté créatrice est si rare…

— Je suis très tenté de tourner mon attention vers des héros réels, riposta Peter.

— J’avoue que Sir Dominick Ferrand n’en a jamais été un pour moi. Brillant par à-coups, rusé, médiocre – voilà comment je le vois. Au reste, nul n’ignore que sa vie privée comportait des faiblesses. Non, je le comparerais plutôt à une flambée dans une poêle à frire !

— Il parle à l’imagination des gens de ce pays, fit Baron.

— Il leur parlait ; mais sa voix, la voix de son prestige, n’est guère perceptible aujourd’hui.

— Si, ils continuent à être fiers de certaines mesures qu’il a prises jadis au Foreign Office – le fameux « échange » avec l’Espagne, en Méditerranée, qui a surpris l’Europe et l’a indisposée, surtout quand il est apparu que nous en étions les grands bénéficiaires. Ensuite le brusque déploiement de force grâce auquel il a imposé aux États-Unis notre version de cet ennuyeux traité… je n’ai jamais compris au juste de quoi il retournait. Au fond, personne ne se souciait de ces deux questions mais il a donné à chaque Anglais l’impression d’y être directement intéressé. Toute la nation a applaudi à sa façon de jouer ses cartes, pour le moins inhabituelle. Il a été l’un des rares hommes d’État contemporains à étonner l’Europe et l’Amérique et à leur donner un petit saisissement. Et le reste du pays appréciait sa hardiesse, c’était un agréable changement, car le monde entier avait pris l’habitude de prévoir à coup sûr ce que nous allions faire dans toute situation donnée et qui consistait le plus souvent à ne rien faire du tout. Dites ce que vous voudrez, Sir Dominick Ferrand est encore un grand nom. Peut-être aussi pour d’autres raisons : son succès rapide, sa mort prématurée, son « culot » politique, son esprit, jusqu’à son physique car il était incontestablement beau, et cet ascendant personnel, fort à la mode en son temps et dont on s’accorde à dire que le genre a disparu avec lui. Il avait été deux fois au Foreign Office – fait déjà remarquable pour un homme qui est mort à quarante-quatre ans. Alors, que pensera le pays, en apprenant qu’il était vénal ? »

Peter Baron n’en voulait d’ailleurs pas à Sir Dominick Ferrand, lequel était devenu simplement pour lui un très curieux sujet d’étude psychologique. Depuis une semaine il lisait fiévreusement tout ce qui se rapportait à son héros. Mais il entrait aisément dans les sentiments de la fraction du public douée d’assez bonne mémoire pour être choquée dans son patriotisme. Par bonheur, depuis déjà quelques lustres, le pays n’avait pas manqué d’hommes désintéressés, capables de conduire les affaires publiques, mais les extraordinaires documents dissimulés au creux d’un meuble d’« occasion », acheté de seconde main par un obscur plumitif – aventure aussi fantastique qu’un cauchemar – lui porteraient rétrospectivement un coup sensible dans l’opinion publique. Baron en eut la perception très vive : une fois divulguées ces reliques du passé, le scandale, l’horreur et les clabaudages seraient immenses. Immense aussi, la contribution à la vérité, la rectification historique. Depuis plusieurs jours il sentait – d’où sa nervosité – qu’il tenait dans sa main la clef de l’attention du pays.

« Il y a trop de points à élucider, continua Mr. Locket, et la singulière provenance de vos papiers serait un argument contre eux, même si les autres objections tombaient. Il faudrait remonter à l’origine de ces papiers, établir la filière, tâche sans doute très ardue. Comment ont-ils échoué dans votre secrétaire, depuis combien de temps s’y trouvent-ils ? Quelles mains les détenaient ? Quelles mains, et par quel miracle, les ont gardés et préservés ? Quelles sont les personnes citées ? Quels correspondants, quels partenaires mêlés à ces fâcheuses transactions ? Vous dites qu’elles semblent de deux sortes – les unes se rapportant à des affaires publiques, les autres impliquant d’obscures relations personnelles ?

— Un trait leur est commun, dit Peter Baron : elles témoignent d’une inquiétude, parfois de pénibles alarmes de la part du scripteur, qui craint une dénonciation. – Dans l’un des cas, je crois, il redoute qu’on apprenne qu’il profite de sa situation officielle pour encourager des entreprises (travaux publics et autres) où il pourrait avoir un enjeu matériel. La crainte d’une révélation que trahit l’autre lot de ces lettres est différente, et celles-là sont les premières en date. Elles sont adressées à une femme, de qui il avait évidemment reçu de l’argent. »

Mr. Locket essuya ses lunettes :

« Quelle femme ?

— Je n’en ai pas la moindre idée. Il y a des tas de questions auxquelles je ne suis pas en mesure de répondre, bien sûr ! – des quantités d’identités à établir, de lacunes à combler. Mais je suis certain de deux points : les papiers en ma possession sont authentiques et ils sont compromettants. » Ce disant, Peter Baron se leva, assez vexé de s’être laissé aller à battre la grosse caisse pour son trésor (afin de réagir contre le scepticisme, très naturel, de son interlocuteur) car il sentait qu’il s’était mis dans une fausse position. Sous le détachement affecté de Mr. Locket, il décela l’obscure fermentation de ces mêmes velléités dont il avait, d’ailleurs sans succès, prié le ciel de le délivrer.

Mr. Locket restait assis. Il regarda Baron qui alla quérir son chapeau et son parapluie.

« Évidemment, la question se posera de savoir à qui légalement ces documents appartiennent. Il faut tenir compte des héritiers, descendants, exécuteurs testamentaires.

— Dans une certaine mesure, peut-être. Mais je m’en suis un peu occupé. Sir Dominick Ferrand n’avait pas d’enfants et n’a laissé ni frères, ni sœurs.