Sa femme lui a survécu, mais elle est morte depuis dix ans. Il ne peut avoir ni héritiers, ni exécuteurs testamentaires, car il n’a rien laissé.

— Voilà qui est à son honneur et va à l’encontre de votre théorie.

— Je n’ai pas de théorie. Il a laissé beaucoup de dettes, ajouta Peter Baron. » Sur quoi Mr. Locket se leva, tandis que son visiteur poursuivait :

« À ma connaissance, bien que mon enquête ait forcément été très rapide et superficielle, il n’existe aucune personne vivante, directement ou indirectement apparentée au personnage en question, qui puisse souffrir d’une publicité donnée à ces documents. C’est un des rares exemples d’une vie qui n’avait, comme qui dirait, aucun prolongement. Du moins aucun qui soit perceptible à ce jour.

— Je comprends, je comprends, dit Mr. Locket. Mais je ne crois pas que votre article m’intéresserait beaucoup.

— Quel article ?

— Celui que vous semblez désireux d’écrire sur ce nouveau sujet.

— Oh, mais je ne désire pas l’écrire ! s’écria Peter qui voulut prendre congé de son hôte.

— Au revoir, dit Mr. Locket. Notez bien que je ne prétends pas qu’il n’y ait rien là-dedans.

— Vous en seriez persuadé, si vous voyiez mes documents.

— J’aimerais voir le casier secret, riposta le journaliste. Copiez-moi quelques extraits.

— À quoi bon, s’il n’est pas question qu’ils vous servent à quelque chose ?

— Je n’ai pas dit cela. J’aimerai peut-être avoir les lettres elles-mêmes.

— Les lettres ?

— Pas pour en tirer un papier, simplement pour les publier – pour faire sensation.

— On s’arracherait votre numéro ! »

Et Baron se prit à rire.

« Décidément j’aimerai les examiner, concéda Mr. Locket au bout d’un moment. Quand puis-je vous trouver chez vous ?

— Ne vous dérangez pas, dit le jeune homme. Je ne vous fais aucune offre.

— C’est peut-être moi qui vous en ferai une, insinua le directeur.

— Ne vous dérangez pas en pure perte. Je vais sans doute les détruire. »

Sur cette flèche du Parthe, Peter Baron s’en fut et guetta un instant, au premier tournant de la rue, comme s’il attendait un fiacre en maraude (qu’il se serait d’ailleurs bien gardé de héler). Il pensait que Mr. Locket courrait peut-être après lui mais Mr. Locket semblait avoir d’autres occupations, et Peter Baron regagna à pied les Jersey Villas.

4

Le soir de cette rencontre sans résultat apparent, il eut un entretien plus concluant avec Mrs. Bundy. Il avait maintes fois exprimé, et à la brave femme elle-même, combien il appréciait sa conception de la vie à la fois rusée et philosophique. Mrs. Ryves s’étant subitement envolée pour Douvres, sa situation aux Jersey Villas créait en lui le besoin d’un soutien moral ; et une sorte d’énergie familiale qui émanait de Mrs. Bundy semblait, en général, la prédestiner à ce rôle. Il l’avait priée d’entrer chez lui, mais on lui avait répondu qu’elle se trouvait momentanément absente ; sur quoi, d’un geste machinal, il se mit en devoir de ficeler son manuscrit déshonoré, – dont Mr. Locket avait été trop stupide pour goûter l’ingénieuse fiction – en vue de le lancer vers des aventures nouvelles et des défaites probables. Il passa un après-midi agité, sans pouvoir travailler, à se demander si son génie n’était qu’une horrible illusion, à guetter par la fenêtre quelque chose qui n’arrivait pas, quelque chose qui lui semblait tantôt être – la venue d’un Mr. Locket persuasif, et tantôt, après une absence encore plus décevante que celle de Mrs. Bundy, le retour de son intéressante voisine. Son énervement, son abattement l’empêchèrent même de se concentrer sur la rédaction de la note qui nécessairement devait être jointe au manuscrit, en vue de ses pérégrinations ultérieures. Trop nerveux pour manger, il oublia même de dîner. Il oublia d’allumer ses bougies, laissa son feu s’éteindre, et ce fut dans la mélancolique fraîcheur d’une fin de crépuscule que Mrs. Bundy, entrant enfin avec une lampe, le trouva étendu, maussade, sur son sofa. Ayant appris qu’il désirait lui parler, elle coiffa le malodorant luminaire d’un abat-jour de carton vert huileux et exprima l’amical souhait que « rien ne clochait, côté santé ».

Le jeune homme se leva, se ressaisit assez pour répondre qu’il se portait fort bien mais qu’il traversait une crise d’humeur noire. Il fut très tenté de « tirer les vers du nez » à Mrs. Bundy au sujet de Mrs. Ryves, et eut la vive conviction qu’il n’aurait pas à la presser beaucoup pour qu’elle lui en dît plus long même qu’elle n’en savait. Cependant il répugnait à s’ingérer dans les secrets de son amie absente ; discuter d’elle avec leur logeuse empressée ressemblait trop à un clabaudage avec une servante bavarde, sur le compte d’un patron qui – n’en sait rien. Néanmoins il n’avait pas prévu à quel point Mrs. Bundy connaissait les mystères du cœur humain mais grâce à cette noble faculté de la logeuse, les barrières furent vite rompues, après qu’il se fut dit pour se rassurer qu’il ne commettait nulle indiscrétion en essayant de découvrir si pour une observatrice aussi perspicace, Mrs. Ryves était heureuse ? Crûment, brusquement, rougissant un peu, il posa à Mrs. Bundy la question, ce qui en entraîna aussitôt une autre qui pesait tout aussi lourd sur son esprit (les deux questions formant en fait deux aspects du même problème). La brave femme répondit avec feu : « Si elle trouverait que vous prenez une trop grande liberté en allant la retrouver pour quelques heures ? Si elle le croit, cher Monsieur, envoyez-la-moi, elle aura affaire à moi ! »

Quant au chapitre du bonheur, elle rappela à Baron que c’était trop demander à une jeune dame victime de tant d’épreuves, et avant qu’il eût le temps de s’y reconnaître il se trouva, sans que sa responsabilité fût le moins du monde engagée, écouter docilement la version que Mrs. Bundy lui fit de ces épreuves. Description intéressante, encore qu’elle eût ses défauts, ayant jailli à l’origine du cerveau virginal de Miss Teagle. Amplifié, orchestré, embelli par le génie plus riche de Mrs. Bundy qui y introduisait généreusement de copieuses interpolations empruntées au roman personnel de Miss Teagle, ce récit donna à Peter Baron de quoi réfléchir, sans satisfaire tout à fait sa curiosité quant aux causes de la vague étrangeté de cette femme charmante. Il tenta de faire vibrer cette note aux oreilles de Mrs. Bundy mais vit qu’elle n’éveillait aucun écho dans son imagination. La logeuse ne soupçonnait aucunement sous quelles couleurs Baron désirait voir Mrs. Ryves et fut donc incapable de juger en quoi le portrait qu’elle en traçait agaçait Baron. Elle ne se faisait vraiment aucune idée exacte des exigences intellectuelles d’un jeune homme amoureux ! Elle ne sut pas lui dire pourquoi leur parfaite amie était si isolée, si dénuée de relations, si nerveusement, si farouchement fière. D’autre part, elle put lui apprendre (il le savait déjà) que Mrs. Pvyves avait passé des années à acquérir ses talents d’agrément, en un haut lieu de sapience aussi éloigné que Boulogne, et qu’en outre Miss Teagle avait connu intimement feu Mr. Everard Ryves, un jeune homme « d’avenir » de la Cité, lequel ne gagnait pas moins de douze mille livres sterling bon an mal an. « Maintenant qu’il n’est plus là, sa veuve éplorée ne peut plus vivre comme si elle les avait, n’est-ce pas ? » demanda Mrs. Bundy.

Baron n’était pas préparé à soutenir le contraire ; mais il rêva pour elle à un autre genre de vie, le lendemain, installé dans le train brimbalant qui le menait à Douvres.