À mesure qu’il approchait, le site lui
apparaissait riant et éventé par une douce brise. Il n’avait jamais voyagé
assez loin ni assez souvent pour trouver insipide cette côte au relent
faubourien. Bien entendu, grâce à Mrs. Bundy, il détenait l’adresse
désirée, et en sortant de la gare il s’apprêtait à demander son chemin quand l’agitation
autour d’un bateau en partance attira son attention. Sa claustration
londonienne avait été assez longue pour que le seul fait de tourner son visage
vers Paris le revigorât. Il erra sur le quai, en compagnie de touristes plus
heureux, et, appuyé à un parapet, contempla d’un œil d’envie les préparatifs, l’affairement
inséparables d’un voyage à l’étranger. Il eut pendant quelques instants un avant-goût
des expéditions aventureuses. Mais hélas, quand en connaîtrait-il la vraie
saveur ? En poussant ce soupir interrogateur il se détourna et aperçut à l’autre
bout du quai, un groupe formé de deux dames et d’un petit garçon qui semblaient
éprouver un peu la même mélancolie pensive. Le petit garçon jeta un coup d’œil
autour de lui, et avec la promptitude de son âge inquisiteur, il reconnut en
notre jeune homme une source de plaisirs dont il avait été ces derniers temps
frustré. Il s’élança au cri irrépressible de « Dada » ! et Peter
le souleva de terre pour l’embrasser. Mais lorsqu’il le remit sur le sol, le
pèlerin des Villas Jersey eut à affronter une Miss Teagle raisonnable et sévère
qui avait suivi son élève. « Qu’a donc cette vieille fille ? »
se demanda-t-il en lui offrant une main qu’elle traita comme une quantité négligeable.
Par une réaction naturelle chez une loyale suivante, elle s’associait au
sentiment de sa patronne à qui il tira un grand coup de chapeau, d’assez loin
car Mrs. Ryves n’avait pas avancé d’un pas et le regardait, pétrifiée, un
peu pâle, lui sembla-t-il. En réponse à son salut, Mrs. Ryves changea de
position et parut de nouveau absorbée par le bateau de Calais. Peter Baron, néanmoins,
ne lâcha pas l’enfant que Miss Teagle, par des voies artificieuses, essayait de
lui arracher. Le loyalisme rude mais instinctif de Sidney le seconda dans sa
tactique : à sa grande joie, son petit ami jubilant l’entraîna dans la
direction même où il souhaitait aller depuis tant d’heures. Mrs. Ryves se
retourna à son approche et dans le doux sourire contraint qu’elle eut en lui
demandant s’il s’embarquait pour la France, il lut que si elle lui en avait
voulu de l’avoir suivie, son mécontentement s’était vite dissipé.
« Non, je reste ici ; mais l’idée m’est venue que
vous, vous partiez peut-être et voilà pourquoi je me suis hâté de venir vous
rattraper avant votre départ.
— Ah, nous ne pouvons pas nous en aller et c’est bien
dommage ! Mais pourquoi, si nous le pouvions, s’enquit Mrs. Ryves, voudriez-vous
nous en empêcher ?
— Parce que j’ai d’abord quelque chose à vous demander
quelque chose qui peut-être prendra du temps. »
Il voyait à présent que son embarras n’était pas du
mécontentement, mais un malaise frémissant, comme l’émotion que procure un
plaisir inattendu. « Voilà pourquoi, hier soir, sans vous en demander la
permission, j’ai décidé de vous faire une petite visite – pour cela et aussi
pour faire encore une partie de cheval avec Sydney. Oui, je suis venu vous voir,
continua Peter Baron, et je ne vous cache pas que j’espère que vous subirez de
bonne grâce l’épreuve et me consacrerez tout votre temps. La journée est
admirable et je suis prêt à proclamer que l’endroit est aussi beau que la
journée. Laissez-moi m’en repaître, vider la coupe, comme un homme qui n’a pas
quitté Londres depuis des mois. Laissez-moi cheminer avec vous, causer avec
vous et déjeuner avec vous – je rentrerai cet après-midi. Bref, accordez-moi
toutes vos heures pour qu’elles vivent dans ma mémoire, comme l’un des plus
doux souvenirs de ma vie !
L’éjection de vapeur du paquebot français faisait un tel
bruit que Baron put exhaler sa passion dans l’oreille de la jeune femme sans
scandaliser aucun spectateur ; et le charme qui peu à peu se répandit sur
cette visite fugitive fut réellement dû à l’influence combinée de toutes les
conditions qu’il venait d’énoncer. « Que vouliez-vous me demander ? »
questionna Mrs. Ryves. Il répliqua qu’il le lui dirait dès qu’elle aurait
éloigné Miss Teagle et Sydney. Miss Teagle, qui attendait toujours le mot d’ordre,
feignait de tourner les yeux vers la lointaine France, et il fut facile de l’inciter
à rentrer plus tôt à la maison et à assumer la responsabilité d’une discussion
chez le boucher. Elle dut néanmoins s’en aller sans Sidney qui s’accrochait à
sa proie récupérée, de sorte que le reste de l’entretien fut assaisonné pour
Baron par les pinçons importuns d’une menotte fraîche et grassouillette. Les
amis cheminèrent ensemble, d’un air conjugal, Sidney entre eux, et suivirent
longuement des yeux la silhouette effilée du bateau de Calais. Ils le
regardèrent s’éloigner dans un silence qui semblait un aveu (d’autant que l’instant
suivant, leurs yeux se croisèrent), l’aveu que ce spectacle éveillait en eux la
même tendre nostalgie. La présence de l’enfant ne les empêchait pas de causer
avec une affectation de franchise. Peter Baron dit à sa compagne pourquoi il
avait fait le voyage et il mit quelque temps pour surmonter sa déception en
constatant qu’elle s’attendait à un motif plus important. Elle sembla déçue
quoique indulgente, en apprenant qu’il avait simplement voulu savoir si elle ne
le condamnait pas férocement pour n’avoir pas respecté certains cachets sans
tenir compte de sa prière.
« Jusqu’où me soupçonniez-vous d’avoir poussé la
férocité ? Questionna-t-elle.
— Eh bien, jusqu’à quitter la maison tout de suite
après ! »
Ils s’attardaient encore sur le grand quai de granit quand il
aborda ce sujet, et elle s’assit à l’extrémité tandis que la brise, chaude de
soleil, plissait la mer empourprée.
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