Quelques minutes me suffirent pour m’assurer que le contenu n’était
pas du fatras : la petite liasse se composait de vieilles lettres – de
vieilles lettres très curieuses.
— Je sais, je sais. « Privé et confidentiel ».
Alors vous avez rompu aussi les autres cachets ? »
Mrs. Ryves le regarda avec l’étrange appréhension qu’il
avait vue dans ses yeux lorsqu’elle était apparue sur son seuil, au moment de
sa découverte.
« Vous le savez déjà, puisque je vous l’ai avoué une
heure plus tard, bien que vous ne m’ayez pas laissé vous dire grand-chose. »
En rencontrant son regard chargé d’une expression singulière,
Baron s’efforça de lui sourire, pour lui cacher qu’il souffrait du léger
reproche impliqué dans l’intonation de ses dernières paroles ; mais elle
semblait capable de tout deviner, car elle lui rappela qu’elle n’avait pas eu à
attendre ce matin-là qu’il descendît pour savoir ce qui s’était passé là-haut, et
qu’elle lui avait prouvé comment elle en avait eu conscience une heure
auparavant, comment elle avait de son côté passé la même nuit de tourments que
lui et avait dû exercer un extraordinaire contrôle sur elle-même pour ne pas se
précipiter dans sa chambre pendant qu’il examinait les paquets défaits. « Vous
êtes une belle sensitive, et douée de si mystérieuses antennes, que vous en
devenez inquiétante déclara Baron.
« J’ai la perception de ce qui se passe au loin, voilà
tout.
— On croirait qu’un être que vous aimez est en danger.
— Je vous ai dit que c’était bien là mon impression, le
jour où je suis montée chez vous.
— Oh, mais vous ne me portez pas tant d’amitié que cela ! »,
Objecta Baron en riant.
Elle hésita : « Non, pas que je sache.
— Alors, ce devait être pour le compte d’un autre – de
l’autre personne intéressée. D’ailleurs, vous n’avez pas voulu que je vous dise
le nom de cette personne. »
Mrs. Ryves se leva brusquement. « Je ne veux pas
le connaître ! Ce n’est pas mon affaire.
— Non, heureusement, je ne crois pas, répliqua Baron en
lui emboitant le pas. Elle tenait à présent Sidney par la main, et le jeune
homme marchait de l’autre côté. Ils se dirigèrent vers la gare (elle lui avait
offert de le reconduire une partie du chemin). Mais avec votre faculté
prodigieuse, c’est miracle que vous ne l’ayez pas deviné.
— Je ne devine que ce que je veux, dit Mrs. Ryves.
— Voilà qui est bien commode, s’exclama Peter vers qui
Sidney revenait à présent. Seulement, si vous restez ainsi dans le noir, il est
difficile de comprendre pourquoi vous souhaitiez la destruction des papiers ? »
Mrs. Ryves réfléchit, les yeux rivés au sol.
« Je pensais que vous l’auriez fait pour m’obliger.
— Trouvez-vous qu’une telle exigence, formulée dans de
telles conditions, est raisonnable ? »
Mrs. Ryves s’arrêta net et tourna vers lui la clarté
embuée de ses yeux.
« Et que comptez-vous en faire ? »
Ce fut au tour de Peter Baron de réfléchir, ce qu’il fit, sur
l’asphalte de la Parade encore déserte (car la « Season » de Douvres
n’avait pas encore commencé), où leurs ombres s’allongeaient dans la lumière de
l’après-midi. Il subissait l’envoûtement d’un charme tel qu’il n’en avait
encore jamais connu et il aurait passionnément voulu lui dire : « Je
ferai tout ce que vous voudrez, pour peu que vous m’aimiez. » Ces mots, néanmoins,
eussent engagé sa responsabilité et constitué ce qu’on appelle vulgairement une
offre. L’offre de quoi ?… se demanda-t-il aussitôt comme il se l’était
déjà demandé après avoir, en pensée, exécuté d’autres bonds hardis dans la même
direction. L’offre de quoi, sinon de sa pauvreté, son obscurité, ses efforts
avortés, ses capacités dont il ne pouvait fournir aucune preuve tangible ?
La vie de Mrs. Ryves n’était pas précisément une réussite, mais elle avait
réussi mieux que Peter Baron. Si pauvre fût-il, il haïssait le sordide (il
savait qu’elle ne l’aimait pas non plus) et faisait figure trop chétive pour
oser parler mariage. Il ne posa donc pas la question dans les termes qu’il eût
été heureux de s’entendre formuler, mais se résolut à un compromis et avec un
sursaut d’irritation juvénile, il dit : Que ferez-vous pour moi si je les
détruis ?
Elle secoua la tête avec tristesse – c’était le plus
gracieux de ses mouvements : « Je ne peux rien promettre ! Oh
non, je ne peux promettre ! Il faut nous séparer maintenant, ajouta-t-elle.
Vous allez manquer votre train. »
Il consulta sa montre, prit la main qu’elle lui tendait. Elle
la lui retira vivement, et il ne lui resta plus qu’à soulever Sidney de terre
et à le serrer affectueusement jusqu’à ce que l’enfant poussât un petit cri. En
rentrant à Londres, pendant le trajet, sa situation lui parut absurde.
5
Il en fut si tourmenté le lendemain matin qu’après plus
ample réflexion, il se sentit quelques griefs. L’intervention de Mrs. Ryves
l’avait beaucoup troublé car elle exerçait sur lui une pression sans pour
autant lui reconnaître des droits égaux. Elle lui imposait son influence et
refusait son concours, elle exigeait de lui certaines choses sans lui révéler
quel avantage il en retirerait. Elle aurait dû, soit avoir moins à lui dire, soit
être disposée à lui en dire plus long. Pourquoi devait-il être le jouet de ses
caprices, la victime de ses mystères ? Il trouvait étonnant ce don qu’elle
avait d’intervenir au bon moment, mais justement, cette apparente
infaillibilité l’irritait. Pourquoi ne s’établissait-elle pas tout de suite
voyante extra-lucide professionnelle, pour se tailler avec plus de succès un
petit revenu ? Dans la vie privée, une faculté de ce genre était
déconcertante. En tout cas, ses divinations, ses réticences troublaient la
tranquillité de Peter.
Ce qui le troubla plus encore, fut la visite que lui fit de
bon matin Mr. Locket, lequel, sans lui laisser d’illusions sur les motifs
qui lui valaient cet honneur, fit observer, à peine entré dans sa chambre, – ou
plutôt, alors qu’il soufflait encore sur le second palier et que la bonniche
débraillée ouvrait la porte de Baron, – qu’il avait accepté l’invitation de son
jeune ami, pour examiner lui-même les lettres de Sir Dominick Ferrand. Peter
les exhiba avec une promptitude destinée à montrer qu’il reconnaissait le
caractère commercial de la visite et sans marquer avec quelle inconséquence il
revenait sur la décision qu’il avait exprimée à Mr. Locket. Il lui montra
le secrétaire, le casier secret et fuma une cigarette en fredonnant à mi-voix
avec une impression de triomphe inusité, tandis que le méfiant directeur de revue,
assis en silence, manipulait les papiers. En dépit de toute sa prudence, Mr. Locket
ne put réprimer une lueur plus chaleureuse de son œil inquisiteur, quand il dit
enfin à Baron avec un laconisme aimable, sur un ton qui considérait beaucoup de
choses comme acquises : « Je les emporte chez moi – ils requièrent
une grande attention. »
Le jeune homme le regarda un moment.
« Vous les tenez pour authentiques ? »
Il n’entendait point se moquer, mais ses paroles résonnèrent
à ses propres oreilles comme une raillerie et il vit que Mr. Locket les jugeait
telles.
« Je suis incapable d’en décider. Il me faudra les
étudier à loisir, voilà pourquoi je vous demande de me les prêter. » Il
avait rassemblé les papiers d’un geste irrité, comme s’il s’apprêtait à les
fourrer dans une petite serviette noire apportée avec lui. Posé à présent sur
le bureau, cet objet fit à Peter, qui le regarda de travers, l’effet d’un
attribut sinistrement caractéristique d’un directeur de revue. Notre jeune
homme en conçut quelque appréhension. L’avantage qu’il avait conscience de
posséder allait soudain, en un tournemain, être transféré à une personne qui
déjà disposait d’assez d’atouts. Bref, le cœur de Peter Baron se serra d’anxiété
sans pouvoir s’en expliquer au juste la cause.
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