Décidément Mr. Locket se croyait par trop maître de la situation. Or le découvreur des indélicatesses de sir Dominick Ferrand se rappelait nettement sa propre répugnance à trafiquer de sa trouvaille. Il demanda donc à son visiteur à quelles fins il désirait emporter les lettres ? D’une part, plus question de publier dans Mélanges un article révélant leur existence ; et d’autre part lui Peter, leur propriétaire, éprouvait mille insurmontables scrupules à les mettre en circulation.

Mr. Locket le regarda par-dessus ses lunettes comme par-dessus les créneaux d’une forteresse. « Je ne songe pas aux fins, je songe au commencement. Un rapide examen m’a suffi pour voir que ces documents doivent être soumis à un œil expert.

— Oh, mais il ne faut les montrer à personne ! s’écria Baron.

— Vous me trouverez présomptueux, mais l’œil auquel je fais allusion…

— Est celui qui est si terriblement fixé sur moi en ce moment ? interrompit en riant Peter. Oh, il serait intéressant, je l’avoue, de connaître l’impression produite par ces documents sur un homme doué d’un flair comme le vôtre ! » L’idée lui venait que par cette concession, il se concilierait peut-être un arbitre littéraire jusqu’alors implacable. S’il n’était pas douteux que Mr. Locket était prêt à publier Sir Dominick Ferrand, peut-être, en reconnaissance des services rendus, prendrait-il l’habitude de publier Peter Baron ? « Combien de temps pensez-vous les garder ? » s’enquit-il d’une façon qui incita Mr. Locket à fourrer les papiers dans sa serviette. Ce que voyant, Peter se rapprocha, posa la main sur la serviette béante et pressa doucement un de ses bords contre l’autre. Les deux hommes restèrent ainsi quelques secondes, si proches qu’ils se touchaient, dressés dans une attitude presque hostile, à se regarder durement dans le blanc des yeux.

Toutefois, l’atmosphère se détendit à cause de la rougeur de surprise qui monta au front de Mr. Locket. Le journaliste recula de quelques pas, d’un air de dignité offensée, comme s’il protestait contre un acte de violence. « Vraiment, cher Monsieur, à voir votre attitude, on croirait que vous mettez ma bonne foi en doute ! Vous pensez que je veux voler ces maudites lettres ? »

À cette mise en demeure, Peter ne put que répondre précipitamment qu’il n’était coupable d’aucun soupçon aussi désobligeant ; il désirait seulement que l’on fixât une date pour ne négliger aucune précaution contre un accident possible. Mr. Locket admit le bien-fondé de la demande, l’assura qu’il lui restituerait les lettres d’ici trois jours, et avec l’aide de Peter, s’arrangea pour les emporter discrètement. Une fois prêt et la perfide serviette toute bosselée de ses trésors, il jeta un long regard au bureau inscrutable. « Ce qui m’intrigue, c’est la façon dont ils sont entrés là-dedans !

— À la suite d’un enchaînement de circonstances qui semblerait sans doute naturel si on l’expliquait, mais il faudrait pour le découvrir remonter le cours du temps. Pour ma part, je suis décidé à ne faire aucune déclaration ni enquête au magasin. J’accepte simplement le mystère, dit Peter avec quelque noblesse.

— Si vous vous avisiez d’adopter cette solution dans une de vos nouvelles, dit Mr. Locket en souriant, ce serait une façon assez vulgaire d’esquiver la difficulté.

— Oui, aussi me garderai-je de vous l’offrir, cette nouvelle ! Je ne me tiendrai pas d’impatience jusqu’à ce que j’aie revu mes papiers ! cria le jeune homme derrière son visiteur qui descendait l’escalier. »

Ce soir-là, par le dernier courrier, il reçut une lettre timbrée de Douvres et qui n’émanait pas de Miss Teagle. Lettre un peu confuse, mais fort amicale, écrite le matin après le breakfast. Son but ostensible était de le remercier pour son aimable visite, d’exprimer le regret qu’éprouvait la scriptrice d’avoir semblé se mêler d’une affaire qui ne la regardait pas, et de lui annoncer que la veille au soir, après son départ, elle avait dans un instant d’inspiration, entrevu une idée vraiment musicale, un accompagnement parfait pour la chanson qu’il avait bien voulu lui donner. Suivaient, à titre d’échantillon, quelques mesures griffonnées au bas de son billet, des signes mystiques, ironiquement musicaux, inintelligibles pour son correspondant. Toute la lettre témoignait d’un désir inquiet, mais assez superflu en l’occurrence, de rester en communication avec lui. En lui répondant, ce qu’il fit le soir même avant de se coucher, il insista sur les séduisantes perspectives qu’ouvrait leur collaboration et les avantages qu’elle comporterait pour leur avenir à tous deux. De cet avenir, il parla avec une éloquence qu’il eût été prêt à jurer sincère et il en traça une image d’une extravagante noblesse.

Le lendemain matin, il allait s’atteler à des tâches trop négligées depuis quelque temps. Il éprouvait une sorte de soulagement de n’être plus en contact aussi étroit avec Sir Dominick Ferrand, lequel était devenu terriblement envahissant. Mais au moment où, comme à l’accoutumée, il s’apprêtait à invoquer sa Muse, il fut troublé par l’arrivée d’une dépêche qui le mandait d’urgence chez Mr. Locket. Pour le pauvre Baron qui était dans la dèche, cela représentait le sacrifice d’une nouvelle matinée, mais il ne s’avisa même pas qu’il aurait pu imposer l’horaire de son choix au directeur de Mélanges, détenteur des clefs de la renommée. Baron avait la ductibilité du collaborateur. Il congédia donc sa Muse, en sentant qu’elle rougissait de honte pour lui et se trouva un peu plus tard installé dans le propre fauteuil de Mr. Locket, devant la table de ce seigneur des lettres, – table infiniment plus noble que les courbes glissantes de son bureau à lui – en train de supputer avec une prompte ardeur, dans l’éblouissement de certaines paroles de son hôte, la somme de bonheur et d’indépendance que pouvaient représenter une centaine de livres.

Oui, c’était bien cela. Mr. Locket, en quarante-huit heures, avait découvert tant de choses dans les écrits posthumes de Sir Dominick que son visiteur recevait bel et bien une offre. On lui payerait comptant cent livres ce jour-là, sur l’heure, sans qu’aucune question ne fût posée ou reçût de réponse. « J’assume tous les risques, j’assume tous les risques ! » répétait le directeur de Mélanges. Les lettres s’étalaient sur la table, Mr. Locket se dressait sur le tapis de la cheminée, tel un orateur sur son estrade et Peter, impressionné par ce brusque ultimatum, s’était affaissé, sans forces, dans le fauteuil le plus proche, qu’il se mit à faire pivoter dès qu’il s’aperçut que c’était un siège à pivot, de façon à darder sur son tentateur un regard qu’il voulait glacial.