Ce qui l’ahurissait c’était que Mr. Locket, au sujet de la publication des lettres adoptât justement la politique la plus inattendue de sa part !

« Étouffons l’affaire ! Un scandale pur et simple, un crime irréparable, est ce qui justifie le moins la publicité », voilà à peu près le langage que Peter eût trouvé naturel de la part d’un homme qui passait sa vie à peser des questions de bienséance et, l’autre jour encore, au nom de cette vertu, avait censuré une œuvre ressortissant à l’art le plus raffiné. Mais l’auteur de ce chef-d’œuvre intangible avait mis dans le mille en disant à son interlocuteur, lors de sa dernière visite, que les errements de Sir Dominick imprimés dans Mélanges assureraient l’épuisement du tirage. Mr. Locket n’eut pas besoin de réitérer à son jeune ami sa phrase sur la « sensation prévisible ». S’il désirait acheter les « droits », comme disent les gens de théâtre, ce n’était pas pour protéger une réputation illustre ni les mettre sous le boisseau. La formule de Baron l’avait séduit et la revue connaîtrait certainement plus d’un seul tirage.

Peter laissa les lettres à la rédaction et après avoir quitté le directeur, marcha longtemps le long du fleuve en proie à des impressions contradictoires. Des possibilités le troublaient, dont jusqu’alors il niait l’existence. Il avait consenti à laisser les papiers à Mr. Locket un ou deux jours de plus, pour avoir le temps de réfléchir aux conditions auxquelles il accepterait éventuellement de s’en séparer. Cent livres ? Ce monsieur n’avait pas dit son dernier mot. En discutant le chiffre, Peter ne se montrait ni déraisonnable ni intraitable. Il soupira, sans prendre garde au spectacle des péniches – soupira, parce que tout cela pourrait lui rapporter quelque argent. Il avait amèrement besoin d’argent. Il en devait à des créanciers importuns, Mr. Locket lui avait exposé l’étendue de ses responsabilités : il lui incombait de venger la vérité altérée, d’ajouter un chapitre à l’histoire d’Angleterre ! « Vous n’avez pas le droit de supprimer des faits aussi importants ! » déclarait l’avide petit directeur en songeant comment les numéros de sa revue (il répartirait les lettres sur trois numéros) défraieraient toutes les conversations de la ville. Avec l’argent, les chemins de la passion, du bonheur, s’ouvraient à Peter. Mr. Locket avait dit, sans doute assez justement, que si l’on osait jouer cette partie risquée, beaucoup d’épineuses questions se poseraient. Ces problèmes troublants, dangereux, par exemple le danger d’un parent irascible du défunt surgissant tout à coup, lui Locket les acceptait sans réserve et s’exposerait aux attaques pour les résoudre. Ne pas oublier que les papiers se trouvaient discrédités, viciés par leur provenance absurde, leur origine invraisemblable, suggérant comme il l’avait déjà insinué, la faible ingéniosité d’un romancier de troisième ordre, et Mr. Locket devrait donc se soumettre à l’obligation gênante de rester muet à cet égard. Mieux valait ne point s’expliquer à ce sujet que de s’exposer au ridicule qu’un tel récit ne manquerait pas de provoquer. Ne les imaginait-on pas à l’avance, les commentaires spirituels, mordants, des journaux et des hebdomadaires ? Peter Baron avait son côté naïf, mais, tandis qu’il brandissait une canne qui lui apprenait que les parapets de la Tamise étaient en granit, il se dit qu’il n’était pas assez sot pour ne pas savoir comment Mr. Locket « orchestrerait » le mystère de sa merveilleuse découverte. Rien ne le servirait mieux auprès du public, que l’impénétrabilité du mystère qui s’y rattachait. Si seulement Mr. Locket pouvait faire assez d’obscurité sur les circonstances qui avaient guidé sa main, sa fortune était faite. Peter pensa que cent livres n’étaient guère, mais se demanda comment néanmoins Mélanges pouvait lui offrir cette somme, si importante comparée aux rémunérations littéraires dont le jeune homme avait l’habitude. L’explication de cette anomalie était, bien entendu, que le directeur entrevoyait une douzaine de façons de rentrer dans ses débours. Par la suite, la « sensation » suscitée en Angleterre justifierait la publication du volume en gros caractères – le livre du jour ; et Mr. Locket, dans ses calculs, tenait également compte des bénéfices de ce volume scandaleux, ou si l’on préférait, de cette révélation d’une grande fraude historique à une postérité impartiale, et de la somme que tout éditeur entreprenant serait prêt à débourser pour s’assurer les droits. Bref, Peter se trouverait frustré de la possibilité de négocier directement avec ledit éditeur. Il eut un rire triomphant et se félicita de n’avoir pas, sur l’heure, dans le repaire[3] qu’il venait de quitter, succombé à la tentation que représentait l’offre d’un chiffre équivalant à peu près à toute sa fortune sur terre.

Tout en s’acheminant vers son logis, il se dit que, par bonheur, il n’avait guère de chances de subir jamais un nouvel assaut de ce genre.

6

Quand, une demi-heure après, il approcha des Jersey Villas, il trouva la porte de la maison ouverte et arrivé à la grille, vit dans l’encadrement surgir une présence imprévue : Mrs. Ryves, en chapeau et jaquette, regardait au-dehors comme si elle attendait quelque chose – comme si elle avait arpenté le vestibule, pour guetter. Mais quand il lui exprima sa joie d’un si charmant accueil, elle répondit qu’elle avait espéré voir passer un fiacre. Baron s’offrit aussitôt à lui en chercher un mais il apparut qu’après tout elle n’avait pas besoin de voiture. Il entra avec elle dans son salon où elle lui notifia qu’au bout de deux jours, elle s’était mieux rendu compte de ce qu’elle avait à faire : décidée à quitter les Jersey Villas, elle n’était revenue que pour déménager, et s’occupait justement d’emballer ses effets.

« Je vous ai écrit hier soir une lettre charmante en réponse à la vôtre, dit Baron. Vous ne m’annonciez pas votre retour.

— Ce n’est pas votre réponse qui m’a rappelée ici ! Je ne l’avais même pas reçue quand je suis partie.

— Vous verrez, une fois rentrée, que ma lettre est charmante.

— Je n’en doute pas. »

Baron ne remarqua aucun désordre dans la pièce ni rien qui annonçât un prochain départ. Mrs. Ryves vit le regard qu’il jetait autour de lui et, debout devant la cheminée sans feu, les mains croisées dans le dos, elle demanda soudain :

« D’où venez-vous ?

— D’une entrevue avec un ami appartenant au monde des lettres.

— Qu’avez-vous comploté à vous deux ?

— Rien du tout. Nous nous sommes quittés sans tomber d’accord.

— Est-ce un éditeur ?

— Un directeur de revue.

— Eh bien je suis contente que vous ne vous soyez pas entendus.