J’ignore ce qu’il veut, mais quoi que ce soit, n’en faites rien !

— C’est lui qui devra faire ce que je veux, moi ! dit Baron.

— C’est-à-dire… quoi ?

— Ah, je vous le dirai quand il aura capitulé ! » Baron la pria de lui faire entendre « l’inspiration musicale » qu’elle annonçait dans sa lettre ; sur quoi elle ôta son chapeau, sa jaquette, s’assit au piano et lui joua l’accompagnement de sa chanson, avec un sentiment qui dès les premières notes électrisa le jeune homme. Elle phrasait avec une douceur estompée, et lui, assis, comme maintenu par une vis de velours, palpitait d’une émotion que jamais plus il ne retrouverait dans sa fraîcheur, l’émotion du jeune artiste pour la première fois en présence de sa « production » – que ce soient les épreuves de son livre, l’accrochage de son tableau, la répétition de sa pièce. Quand elle eut fini, il sollicita la répétition du même enchantement, et encore de la musique, et puis encore ; cela lui faisait un bien immense, le protégeait et l’abritait, en quelque sorte le rassérénait.

Mrs. Ryves abandonna ses essais musicaux et lui fit entendre des œuvres immortelles. Apaisé et charmé, il s’attardait, sentant la sordide petite pièce s’élargir avec le retour de vagues et heureuses possibilités. Brusquement, de son piano, elle s’écria : « Les papiers… les lettres que vous aviez trouvées… ne sont plus dans la maison ?

— Non, elles n’y sont pas.

— J’en étais sûre ! – Peu importe – c’est très bien », ajouta-t-elle. Elle aussi paraissait détendue – l’inquiétude était une fausse note. Un peu plus tard, il faillit lui demander comment elle savait que les lettres ne se trouvaient plus dans la maison mais il s’en abstint. Ce sujet posait un problème inutile, un rébus qui allait grandissant absurdement, comme une monstruosité entrevue dans les ténèbres, lorsqu’on ouvre les yeux pour mieux la distinguer. Il ferma les paupières – il aspirait à une autre vision. De plus elle lui avait prouvé qu’elle possédait d’extraordinaires facultés d’intuition – son explication eût été plus étrange encore que le phénomène. Du reste, ils avaient d’autres sujets à traiter : il fallait la décider à remettre au lendemain son retour à Douvres, et qu’elle se dispensât jusqu’alors d’étendre sa vigilance sur Sidney. Autre aspect du même problème : dîner avec elle, quelque part, ce soir (comment l’imaginer dînant sans lui ?) et qu’elle acceptât de le suivre à un gentil petit restaurant de Soho, pour introduire une heure de bohème dans leur vie mortellement respectable. Mrs. Ryves refusa que l’on empiétât sur son temps, mais en fait, au moment voulu, dans le gai petit restaurant où elle l’accompagna et où l’on débitait du macaroni et du Chianti, le couple, face à face, mit ses coudes sur la nappe chiffonnée et, une fois écartées les tasses à café vides, et la cigarette du jeune homme allumée sur l’injonction de sa compagne, leur conversation prit un tour de plus en plus confidentiel. Ils allèrent ensuite au théâtre, à des places bon marché, et rentrèrent au logis par l’omnibus, et sous des parapluies.

Sur le chemin du retour, Peter Baron plus troublé que jamais agitait dans son esprit une question : le laisserait-elle entrer cinq minutes dans son salon ? Il se le demandait passionnément, tout vibrant d’impatience et d’attente – et pourtant à quoi servirait cet entretien, sinon à lui faire sentir sa pauvreté ? C’était bien le moment de la lui annoncer, tant son heure de bohème l’avait fauché. Même la vie de Bohème se révélait trop onéreuse, et pourtant, dans le courant de la journée, il avait modifié sa conception du possible et de l’impossible. Aux Jersey Villas, minuit allait sonner, et Mrs. Ryves, en faisant craquer une allumette pour sa chandelle clignotante, avait dit : « Mais oui, entrez une minute si vous voulez ! » Dans son salon de hasard, qui, après les splendeurs de la soirée constituait un retour à la laideur et la réalité, elle le laissa debout, tandis qu’il expliquait qu’il ne possédait encore rien de ce qui menait à la gloire et la fortune, rien, sauf la jeunesse, l’amour, la foi et l’énergie, sans parler, bien entendu, de sa présence à elle, à elle, la suprêmement chérie. Après tout, si les débuts étaient rudes, pourquoi ajouter à la dureté des circonstances en renonçant au rêve qui – si seulement elle daignait l’écouter jusqu’au bout ! – apporterait dans leur vie la différence bénie ?

Mrs. Ryves l’écouta-t-elle jusqu’au bout ou non ? Notre chronique est muette sur ce point ; mais après qu’il eut saisi les deux mains de la jeune femme et exhalé tout près de son visage l’ardeur de son amour (et dans le soulagement et la joie de son aveu, il sentit comme une marée montante qui l’emportait) elle l’arrêta par des arguments plus raisonnables, avec un froid et doux retour sur elle-même où il pressentit quelque chose de mystérieux. Son hochement de tête temporisateur, plus joli que jamais, n’avait encore jamais exprimé tant de craintes et de souci, d’impossibilités, de souvenirs, d’indépendance et de piété, mêlés à une sorte de souffrance muette devant la ruine d’une amitié heureuse. Elle avait éprouvé pour lui de la sympathie – sinon, elle ne le lui aurait pas laissé croire ! – mais elle se défendit de l’avoir « encouragé » au sens vulgaire et odieux du mot. D’ailleurs, le lieu et le moment étaient mal choisis pour parler de ces choses et elle le priait de ne pas lui faire regretter son indulgence, en s’attardant plus longtemps. Sa situation comportait des singularités, des considérations auxquelles on ne pouvait passer outre. Elle se débarrassa de lui avec des paroles bienveillantes et confuses ; une fois sorti dans la morne nuit humiliée, il sentit qu’on l’avait remis à sa place. Les femmes dans la situation de Mrs. Ryves, après avoir aimé et perdu ce qu’elles aiment, continuent de vivre jusqu’à des aurores nouvelles qui chassent les anciens fantômes. Mais dans sa capricieuse voisine, Baron sentait on ne sait quoi de terriblement invulnérable.

« J’ai eu les loisirs d’étudier un peu à fond ce que nous étions disposés à faire, et j’estime qu’en l’occurrence nous accepterions d’aller jusqu’à l’extrême limite des concessions » dit Mr. Locket. Les Jersey Villas, le lendemain matin, eurent l’heur de recevoir à nouveau le directeur de Mélanges, assis une fois de plus devant le bureau où se trouvait, bien en vue, l’objet du litige, sous la forme d’un grand amas de papiers en désordre qui manifestement avaient été beaucoup maniés. « Nous irons jusqu’à trois cents livres, mais nous ne saurions faire un seul pas de plus, je puis vous l’assurer ! »

Peter Baron en robe de chambre et pantoufles, les mains dans ses poches, arpentait en silence la chambre et répétait tout bas, avec des inflexions que pour sa propre satisfaction il s’efforçait de rendre humoristiques : « Trois cents ? trois cents ?… » Son état d’âme n’avait rien d’hilare, il se sentait pauvre, blessé, déçu ; mais il voulait se prouver à lui-même son cran et qu’en général comme en particulier, il était réfractaire au découragement. Le premier spectacle qui avait frappé ses yeux en passant dans son antichambre était un fiacre chargé des bagages de Mrs. Ryves, arrêté devant la porte du n° 3. S’étant permis derrière le rideau un coup d’œil excusable, il vit la dame de ses pensées escortée de Mrs. Bundy sortir de la maison et prendre place dans le modeste véhicule. Après cela, son regard s’attarda longtemps sur le dos de coton à fleurs de la logeuse, qui ne cessait d’agiter devant la glace de la voiture une vieille tête intarissablement moralisatrice.

Mrs. Ryves prenait la fuite – il lui avait rendu le séjour aux Jersey Villas intolérable – mais Mrs. Bundy, avec une magnanimité inouïe dans sa profession, semblait croire à la pureté de ses motifs. Baron sentit qu’entre lui et Mrs. Ryves, la séparation, pour le moment du moins, était chose faite. Sa délicatesse lui commandait de s’effacer.

Mr. Locket parla longtemps. Peter Baron écoutait, et attendait.