Il eût
souhaité au neveu la même étroitesse d’idées, au lieu de l’affligeante tendance
à considérer les choses sous leurs rapports respectifs. Il se demanda pourquoi,
à chacun de ses séjours à Londres, elle élisait domicile à Baker Street. Jamais
il n’avait entendu parler de Baker Street comme d’un quartier résidentiel et en
pensée il n’associait cette rue qu’avec des bazars et des photographes. En Miss
Wingrave, il devina une rigide indifférence pour tout ce qui ne constituait pas
la passion dominante de sa vie. Rien d’autre ne comptait vraiment pour elle, et
elle eût tout aussi bien occupé un appartement à Whitechapel, si cela avait pu
servir sa tactique. Elle reçut le visiteur dans une vaste pièce froide et fanée,
meublée de sièges branlants et décorée de vases d’albâtre et de fleurs en cire.
Seule petite note de confort personnel qu’elle semblât y avoir introduite, un
gros catalogue des Magasins de l’Armée et de la Marine s’étalait sur une grande
et affligeante couverture de table d’un bleu criard. Le front clair de Miss
Wingrave – on eût dit une plaque de porcelaine, un réceptacle à l’usage d’adresses
et d’additions – rougit quand le moniteur de son neveu lui apprit l’extraordinaire
nouvelle ; mais il constata que par bonheur sa colère l’emportait sur son
effroi. Elle avait par essence, elle aurait toujours, trop peu d’imagination
pour connaître la peur, et sa saine habitude de faire front contre tout lui
donnait l’assurance d’être toujours à la hauteur des circonstances. Il comprit
que sa seule crainte, à l’heure actuelle, eût pu être de ne pouvoir empêcher
son neveu de faire publiquement l’âne ou pire encore, et qu’à cette crainte
elle demeurait imperméable. Sa surprise ne la troublait pas. Elle restait
aveugle à tout sentiment futile comme à tout sentiment subtil. Qu’Owen se
rendît ridicule pour un temps l’irritait mais ne la déconcertait pas plus que
si elle apprenait qu’il avait fait des dettes ou s’était amouraché d’une fille
de basse condition. Le fait, la certitude que jamais personne ne l’amènerait, elle,
à faire sotte figure, compensait sa contrariété.
« Je ne sais pourquoi je me suis pris d’un tel intérêt
pour ce jeune homme, je n’avais jamais ressenti rien de pareil, je crois, depuis
que j’ai commencé à former des élèves, dit Mr. Coyle. Il m’est sympathique
et je crois en lui. Ce m’a été une joie de constater son allant.
— Oh, je connais bien leur allant ! »
Miss Wingrave se rengorgea de l’air d’une personne aussi renseignée
que si la longue suite des générations anciennes avait passé en éclair devant
elle dans un cliquetis de sabres et d’éperons. Spencer Coyle comprit : elle
lui signifiait qu’elle n’avait rien à apprendre de qui que ce fût sur la
carrière naturelle d’un Wingrave et même ce qu’elle dit par la suite le convainquit
qu’après le récit troublé qu’il lui faisait de son échec et ses doléances à
propos de son élève, il n’était pour elle qu’un pauvre hère.
Mr. Coyle s’évertua à lui expliquer que le cas était plus
compliqué qu’elle ne croyait ; mais il se rendit compte qu’elle ne comprenait
pas grand-chose à ses paroles. Plus il insistait sur l’indépendance d’esprit du
garçon, plus elle y voyait la preuve irréfutable que son neveu était un
Wingrave et un soldat. Ce fut seulement quand il lui dit que Owen décriait la
carrière militaire comme un état « trop bas » pour lui, et quand
cette lueur plus vive, projetée sur la complexité du problème, retint enfin son
attention, qu’elle s’écria après un instant de réflexion stupéfaite :
« Envoyez-le-moi tout de suite !
— Justement, je voulais vous en demander la permission,
mais j’ai voulu aussi vous préparer au pire, vous faire comprendre qu’il me
semble buté et vous suggérer que les plus puissants arguments dont vous disposerez,
surtout si vous pouviez en trouver d’ordre pratique, ne seront pas de trop.
— Je crois disposer d’un argument puissant ! »
et Miss Wingrave posa sur son visiteur un regard dur. Sans savoir quel pouvait
être cet engin formidable, il la pria de l’employer sur-le-champ. Il lui promit
que leur jeune homme se présenterait à Baker Street dans la soirée, ajoutant
cependant qu’il lui avait conseillé de passer deux jours à Eastbourne. Ceci
amena Jane Wingrave à demander avec surprise quel effet salutaire il attendait
d’un remède aussi onéreux et quand il eut répondu : « L’avantage d’un
petit repos, d’un petit changement, d’un petit réconfort pour des nerfs
surtendus », elle répliqua avec angoisse : « Ah, ne le dorlotez
pas ! Il nous coûte déjà assez cher ! Je lui parlerai, je l’emmène à
Paramore, on saura le manier là-bas et je vous le renverrai tout à fait remis
au pas !
Spencer Coyle en accepta l’augure, avec une satisfaction apparente,
mais avant de quitter cette dame irascible, il comprit qu’il venait de se
charger d’un nouveau sujet d’anxiété – d’une inquiétude qui lui fit penser, en
gémissant : « Oh, cette femme est au fond un grenadier ! Elle
manque de tact ! J’ignore quel peut être son argument puissant ! Je
crains qu’elle ne soit stupide et ne pousse Owen à bout. Le vieux gentleman
vaut mieux – lui, il est capable de tact, bien que ce soit un volcan point tout
à fait éteint. Owen le mettra probablement en fureur. Bref, la complication, c’est
que ce garçon est le meilleur des trois. »
Ce soir-là, à dîner, il eut de nouveau le sentiment que ce
garçon était le meilleur. Le jeune Wingrave qui, il fut content de le constater,
n’était pas encore parti pour la mer, parut au repas comme d’habitude, l’air
forcément un peu gêné mais point trop extravagant. Il causa très naturellement
avec Mr. Coyle, qui dès le début avait vu en lui le plus beau jeune homme
qu’il eût jamais reçu ; de sorte que tout l’embarras fut pour le pauvre
Lechmere, qui prit grand soin, comme par une profonde délicatesse, d’éviter le
regard de son camarade égaré. Spencer Coyle paya néanmoins la rançon de sa
propre bêtise, en sentant son trouble augmenter. Il décelait clairement dans
son jeune ami une foule de choses que sa famille de Paramore ne comprendrait
pas. Même son exaspération se calmait déjà – après tout, ce garçon avait bien
droit à des idées personnelles ! – et il se rappela qu’Owen était d’une
substance trop fine pour être manié par des doigts grossiers. C’est ainsi que l’ardent
petit moniteur, animé d’intentions étranges et de sympathies complexes, était
presque toujours condamné à ne pouvoir s’installer confortablement dans ses
déplaisirs ni dans ses enthousiasmes, son amour de la vérité ne lui permettant
jamais d’en jouir à fond.
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