Il réfléchit que la docilité avec laquelle il suivait ses paroles
éveillerait probablement chez son visiteur des espoirs que pour sa part il ne
se ferait pas scrupule d’exciter. Il n’éprouvait pas la moindre pitié à l’égard
de Mr. Locket ni de son impatience anxieuse et de ses illusions. Il se
sentait malade, abandonné, privé de consolation et d’argent. Pourtant, il
voyait une sorte d’offense à sa dignité dans cette façon de lui mettre le
couteau sur la gorge qu’avait Mr. Locket en lui présentant l’affaire comme
un service rendu à la vérité historique. Peut-être était-ce le cas ? Il n’en
était pas sûr. Peut-être – question profonde, trop profonde sans doute pour sa
sagesse ; mais il fit effort pour ne pas interrompre avec irritation ce
verbiage sec, intéressé, la voix hypocrite du Commerce et de la Bienséance. Il
regardait tragiquement par la fenêtre et vit la pluie stupide qui commençait à
tomber. Par cette journée plus morne encore que son âme, les Jersey Villas
prenaient un air sordide et hideux. Comment s’étonner que Mrs. Ryves n’eût
pas pu les supporter ? Mais si hideuses fussent-elles, il serait forcé d’avertir
Mrs. Bundy dans le courant de la journée qu’il lui fallait chercher un
logis plus humble. Brusquement il interrompit Mr. Locket :
« Je pense que si je vous fais cette concession, l’hospitalité
de Mélanges me sera désormais acquise sans restriction ? »
Mr. Locket ouvrit de grands yeux. « Hospitalité ?…
acquise ? » Il retournait entre ses doigts la proposition, comme il
eût fait d’une pêche trop verte.
« Je veux dire que bien entendu, vous… – par courtoisie,
par gratitude – vous ne continueriez plus à refuser mes œuvres ?
— Je leur consacrerai toute mon attention – comme par
le passé. »
Peter Baron hésita. Fort de l’atout qu’il détenait, un
candidat idéalement astucieux aurait eu des chances… mais l’instant d’après, le
sang lui monta aux joues, avec la honte que lui causait la pensée d’invoquer en
faveur de ses productions littéraires un argument autre que leur mérite.
Ce fut comme s’il les avait sottement dépréciées. Néanmoins
il ajouta : « Publieriez-vous, par exemple, ma petite nouvelle ?
— Celle que j’ai lue et dont j’ai critiqué certains
passages l’autre jour ? Vous voulez dire… heu… une fois modifiée ? poursuivit
Mr. Locket.
— Oh non, sans aucun changement. Les pages que vous
voulez modifier contiennent, je vous l’ai clairement expliqué la raison d’être3 de l’œuvre, et j’estime donc que leur
suppression serait une imbécillité de première grandeur. »
Peter avait renoncé à l’espoir que son critique comprendrait
ce qu’il entendait par là, mais comment ne pas profiter des circonstances et
renoncer – luxe qui sans doute ne serait jamais plus à sa portée – à décocher
durant un bref instant de folie, ses quatre vérités à un directeur de revue ?
Mr. Locket lui dédia un sourire contraint. « Songez
au scandale, Mr. Baron !
— Mais l’autre scandale n’est-il pas précisément ce que
vous escomptez ?
— Ce sera un service insigne rendu au public !
— Autrement dit, le scandale sera grand, alors qu’avec
ma pauvre nouvelle il serait très petit, et qu’on ne peut monnayer qu’un gros
esclandre. »
Mr. Locket se leva – lui aussi tenait à sauvegarder sa
dignité.
« La somme que je vous offre devrait être suffisante
pour couper court à toute revendication.
— Soit – je n’entends pas en élever puisque vous n’aimez
pas ce que j’écris. Je prends note de votre offre, poursuivit Peter, et m’engage
à vous donner ce soir, par un mot que je déposerai moi-même à votre porte une
réponse définitive. »
Les gestes de Mr. Locket, affairé autour des souvenirs
de l’éminent homme d’État, rappelaient ceux d’un père emplumé, battant des
ailes au-dessus d’une nichée menacée. Il avait rapporté sa couvée ce matin chez
Baron, parce qu’il se sentait assez sûr de conclure le marché pour se permettre
d’être aimable. Il riva un œil scintillant sur les papiers et observa qu’avant
de les abandonner, il lui fallait recevoir l’assurance que Peter ne les
placerait pas en d’autres mains. Sur quoi Peter eut un rire plus âpre qu’il ne
l’eût voulu et demanda assez pertinemment de quel droit son visiteur se
montrait si exigeant et ce qui l’empêchait, lui Peter, de céder sa marchandise
au plus offrant ?
« Sûrement, vous n’allez pas mettre à l’encan des
choses pareilles ! », s’écria Mr. Locket ; mais sans
attendre une réponse ironique de Baron, il ajouta : « Je publierai votre
petite histoire.
— Oh, merci !
— Je publierai tout ce que vous m’enverrez, continua Mr. Locket
en sortant. Avant son départ, Peter avait virtuellement donné sa parole de ne
traiter qu’avec la revue Mélanges. »
Le reste de la journée, le jeune homme vécut les plus
étranges heures de sa vie. Pourtant, par la suite, elles ne lui firent pas l’effet
d’une période de tentation, encore qu’il eût été en proie à l’émoi dont s’accompagne
la vision intense d’une alternative. La lutte était terminée, il lui semblait
que, si pauvre fût-il, il ne l’était pas assez pour prendre l’argent de Mr. Locket.
Il envisageait deux solutions opposées, avec le sang-froid d’un homme qui a
fait son choix, mais ce sang-froid constituait en soi la plus exquise des
excitations.
C’était en fait une belle réaction et une sorte de noble
pitié. Il lui semblait mettre son doigt sur le pouls de l’histoire, être dans
le secret des dieux. Il les tenait dans sa main, les tables, les balances et la
torche ! Il ne savait peut-être pas camper un personnage « qui se
tienne », mais il lui eût été facile de tirer les ficelles pour en
détruire un ! C’eût été un « travail créateur » dans son genre –
il aurait pu reconstruire le personnage, le peindre de couleurs moins
séduisantes, montrer de lui un côté insoupçonné. Mr. Locket lui avait beaucoup
parlé de ses responsabilités ; et en vérité, ces responsabilités pesèrent
sur lui toute la matinée. Tandis qu’il tournait dans sa cage étroite et observait
la giboulée qui criblait ses vitres, il songeait à la sordidité de Douvres vers
laquelle Mrs. Ryves s’en retournait en ce moment. Cette obsession prit en
fait la forme, revêtit la physionomie du pauvre Sir Dominick Ferrand, à présent
aussi perceptible à ses yeux, aussi froidement et étrangement individuel qu’un fantôme
revenu pour le hanter et dressé sur la vieille pierre de son âtre. Notre ami s’était
habitué à sa compagnie. À force de lui consacrer ses heures, de suivre ses
traces au musée, de comparer ses différents portraits, gravures ou
photographies, où Sir Dominick semblait fixer sur son dénonciateur des yeux
lucides, implorants, leur bizarre intimité était devenue aussi étroite qu’une
étreinte. Sir Dominick tout muet qu’il fût, se montrait terrible malgré sa
sujétion et Peter ne lui aurait pas témoigné la moindre curiosité, ne l’aurait
rassuré par la moindre marque de déférence, s’il n’avait compris l’impossibilité
où il était de se tirer d’un mauvais pas en dénonçant quelqu’un.
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