Peu importait que cet individu fût mort. Peu importait qu’il fût malhonnête. Peter se sentait assez vivant pour souffrir. Il percevait que le rétablissement de la vérité historique si consciencieusement souhaité par Mr. Locket n’était point pour lui une tâche impérative. Il le comprenait nettement, si son succès devait se baser sur un « déboulonnage », quel meilleur baume pour une conscience tranquille, que de renoncer au succès ? Non, non ! dût-il jeûner, il ne pouvait tirer argent du malheur de Sir Dominick ! Il s’étonna presque de la violente horreur que lui inspirait l’idée d’un tel profit, tandis qu’il tournaillait lugubrement dans sa chambre. Après tout, que lui importait Sir Dominick ? Il eût voulu ne l’avoir jamais rencontré sur sa route.

Au cours d’une de ses haltes tristes et mélancoliques devant la fenêtre par où il ne reverrait sans doute jamais plus Mrs. Ryves aller et venir dans le petit jardin, de cette démarche glissante qu’il avait dès l’abord aimée en elle – il s’aperçut que la pluie allait s’arrêter et le soleil faire quelques concessions boudeuses. Ce fut pour Baron le signe qu’il pouvait sortir. Il sentait vaguement qu’il avait des choses à faire : chercher du travail, se mettre en quête d’un logis meilleur marché et d’une nouvelle idée (toutes les idées qui lui étaient chères jusqu’alors l’avaient abandonné) sans parler du petit mot promis, à déposer chez Mr. Locket. Il consulta sa montre et s’étonna de l’heure car au bout de tout ce temps écoulé il n’avait à exhiber qu’une migraine. Il lui fallait s’habiller en toute hâte, mais en passant dans sa chambre à coucher, il avisa la petite pyramide des lettres échafaudée par Mr. Locket sur son bureau. Elles le surprirent et il s’arrêta un instant à les regarder, mi-amusé, mi-contrarié de constater qu’elles existaient encore. Il les avait si complètement détruites par la pensée qu’il considérait que c’était chose faite, et il dut se rappeler les stades successifs par quoi une intention doit passer pour devenir effective. Baron alla donc vers les papiers, en toute sincérité, et dans son âtre vide (privé de feu et d’où il n’eut qu’à déplacer un de ces hideux ornements en papier dont raffolait Mrs. Bundy) il brûla méticuleusement la collection tout entière. En voyant les plus affreuses pages se réduire en cendres indéchiffrables, il se sentit plus heureux – si tant est que le mot de bonheur se puisse appliquer dans ce sens, et à cette opération : la destruction de quelque chose de si crépitant et craquant qu’elle suggérait le froissement de billets de banque en train de se consumer.

Dix minutes plus tard, quand il regagna son petit salon, il eut le sentiment bizarre que son horizon s’était élargi. On eût dit qu’une masse bloquant la vue s’était déplacée et que son regard embrassait une plus grande étendue de ciel et de campagne. Pourtant, les maisons d’en face restaient toujours là, bien entendu, et si le sinistre petit logis semblait plus clair, c’était sans doute uniquement parce que la pluie ne tombait plus et que le soleil l’illuminait. Peter alla ouvrir la fenêtre pour laisser entrer l’air frais et aperçut devant la grille du jardin l’humble guimbarde dans laquelle quelques heures auparavant il avait vu partir Mrs. Ryves. Impossible de s’y tromper, il se rappelait bien le cheval blanc cagneux et n’en fut que plus étonné de constater que les bagages de son amie ne surmontaient plus le véhicule. Peut-être le cocher les avait-il déjà transportés à l’intérieur de la maison ? Juché à présent sur son siège, il fumait une courte pipe et savourait la jouissance que procure l’oisiveté payée. Peter se retourna vers sa chambre, entendit toquer à la porte, et le coup, dès qu’il y eut répondu, s’expliqua par le souffle bruyant de Mrs. Bundy.

« S’il vous plaît, Monsieur, c’est pour vous dire qu’elle est revenue.

— Pourquoi est-elle revenue ? La question de Baron semblait désobligeante, mais il venait de ressentir un nouveau pinçon au cœur et redoutait une blessure nouvelle.

— Je crois que c’est pour vous, Monsieur ? fit Mrs. Bundy. Elle vous recevra dans un moment, si vous le voulez bien dans le vieux coin habituel. »

Peter suivit son hôtesse à l’étage inférieur et Mrs. Bundy l’introduisit, avec son plongeon des grands jours, dans l’appartement qu’elle avait si tendrement qualifié.

« Je suis partie ce matin et ne rentre que pour un instant dit Mrs. Ryves dès que Mrs. Bundy eut fermé la porte. Il là trouva changée. Quelque chose avait dû se passer, qui l’inclinait à l’indulgence.

— Vous avez déjà fait tout le trajet jusqu’à Douvres aller-retour ?

— Non, mais j’ai été à la gare de Victoria. J’y ai laissé mes bagages, et ensuite, j’ai roulé en voiture.

— J’espère que vous y avez pris plaisir ?

— Beaucoup ! J’ai été voir Mr. Morrish.

— Mr. Morrish ?

— L’éditeur de musique. Je lui ai montré notre chanson et il en est enchanté. Il dit que c’est tout à fait ce qu’il lui fallait. Il m’a donné cinquante livres ! Il dit qu’il croit en nous ! » Mrs. Ryves continua, tandis que Baron s’émerveillait du miracle, trop doux pour être réel, lui semblait-il, de la voir là, devant lui, parlant de leur œuvre commune : « Cinquante livres ! Cinquante livres ! » S’écriait-elle en brandissant son chèque. Elle était revenue tout droit pour le lui annoncer, et bien entendu la moitié de cet argent représentait sa part à lui. Toute rose, jubilante, naturelle, elle babillait comme une femme heureuse. Elle dit qu’ils devraient composer plus de chansons, beaucoup, beaucoup plus ! Mr. Morrish avait virtuellement promis d’accepter toutes celles qui seraient aussi réussies. Elle avait gardé sa voiture parce qu’elle devait partir pour Douvres, elle ne pouvait laisser les autres en plan là-bas. C’était un véhicule infirme et inerte mais Baron, au bout de quelque temps, apprécia sa lenteur, car elle avait consenti à ce qu’il l’accompagnât à la gare de Victoria et la vît partir, cette fois pour de bon. Elle n’était revenue que pour lui communiquer la bonne nouvelle, elle le lui répéta à maintes reprises. Ils en parlèrent avec tant de passion que toute autre pensée se trouva bannie pour le moment – les obligations de Baron envers Mr. Locket, le remarquable sacrifice qu’il venait de consommer, et même la singulière coïncidence (en accord avec la bizarrerie des événements précédents) de ce retour de Mrs. Ryves à la maison, comme mue par une de ses fameuses divinations, à l’instant même où les papiers qui étaient à l’origine véritable de leur intimité étaient détruits.