Mais elle, de son côté, semblait avoir oublié ces fallacieux papiers ; elle n’y fit jamais plus allusion et Peter ne se vanta jamais de son autodafé. Il se tut pendant un temps, curieux de voir si la fine sensibilité de son amie l’avait avertie ; plus tard, quand ce devint chez lui une habitude permanente, il se cantonna dans le silence, un silence prodigieux, religieux, frémissant, après l’extraordinaire conversation qu’ils eurent ensemble.

Cet entretien eut lieu à Douvres où il se rendit pour lui remettre l’argent touché à la banque de Mr. Morrish en paiement du chèque qu’elle lui avait laissé. Ce chèque, ou plutôt certaines choses qu’il représentait, avait modifié leurs rapports de façon très appréciable et Baron ne pensait plus qu’à cet espoir, qui allait se confirmant, d’une chance de collaboration féconde, propre à justifier un changement aussi prompt. À présent Mrs. Ryves ne parlait plus d’impossibilité – elle ne cherchait plus à le décourager. Seulement, le lendemain du jour où il arriva à Douvres lesté de cinquante livres (car enfin, il avait fini par consentir à les partager avec elle, il ne pouvait pas attendre qu’elle acceptât de lui un cadeau d’argent) il revint sur la question qui avait donné lieu à une petite scène entre eux, le soir de leur dîner en tête à tête. À cette occasion (il avait apporté une valise et devait passer la nuit) elle fit observer qu’elle avait quelque chose de très particulier sur la conscience et tenait à le lui dire avant qu’il s’engageât trop. Quand elle aborda le sujet, il vit sur son visage poindre une lueur avertisseuse qui l’effraya, une expression indéfinissable, si étrange qu’un instant Baron retint son souffle. Mais cet éclair chargé de sombres virtualités passa et ce fut avec le geste de prendre encore plus tendrement possession d’elle – geste freiné pourtant par l’air grave, important, qu’elle lui opposa en levant un doigt – qu’il répondit :

« Dites-moi tout ! Parlez !

— Il faut que vous sachiez ce que je suis – qui je suis ; et surtout ce que je ne suis pas ! Cet état a un nom, un nom hideux, cruel ! Ce n’est pas ma faute ! D’autres l’ont su, j’ai été forcée de le révéler – cela a beaucoup pesé sur ma vie. Sûrement vous avez deviné ! » Continua-t-elle avec l’ombre d’un frémissement ironique dans la voix, et elle lui permit de prendre sa main. Il la sentit glacée, aussi glacée que le pénible devoir qu’elle s’imposait. « Ne voyez-vous pas que je n’ai pas d’entourage, ni famille, ni amis, rien en ce monde qui soit à moi ? Je n’étais qu’une pauvre fille…

— Une pauvre fille ? Baron déconcerté, touché, désolé devina vaguement le sens de ses paroles mais dans un grand élan de pitié, il sentit que ce serait une raison de plus pour l’aimer.

— Ma mère… ma pauvre mère… », Dit Mrs. Ryves.

Elle s’arrêta et ses yeux voilés de larmes rencontrèrent le regard du jeune homme, comme pour le supplier de comprendre. Il comprit et l’attira plus près de lui, mais elle lutta pour se dégager, pour continuer : « C’était une pauvre fille… une simple gouvernante. Elle était seule, elle s’est crue aimée. Il l’a aimée, en effet – je crois que c’est le seul bonheur qu’elle ait jamais connu. Mais elle en est morte.

— Oh, je suis si heureux que vous me le disiez… c’est si noble à vous ! murmura Baron. Alors… votre père ? »

Il hésita, comme s’il posait le doigt sur une vieille blessure.

« Il avait ses propres soucis, mais il a été bon pour elle. Tout cela fut un malheur, une folie ! Il était marié – et malheureux – avec de bonnes raisons pour l’être, je crois. Je le sais par des lettres, je l’ai su par une personne qui est morte. Tout le monde est mort à présent – il y a trop longtemps de cela. C’est le seul avantage. Il a été très bon pour moi. Je me souviens de lui, quoique j’aie ignoré, quand j’étais petite fille, qui il était. Il m’a placée auprès de braves gens. – Il a fait pour moi ce qu’il pouvait. Je crois que par la suite sa femme a tout su – une dame qui est venue me voir une fois après sa mort. J’étais une très petite fille, mais je me rappelle bien des choses. Ce qui dépendait de lui, il l’a fait – certaines mesures qu’il a prises m’ont été un secours plus tard et m’aident encore aujourd’hui à vivre. Je pense à lui avec une étrange compassion. – Je le vois ! dit Mrs. Ryves, un faible reflet du passé dans les yeux. Il ne faut pas que vous disiez jamais rien contre lui, ajouta-t-elle, douce et grave.

— Jamais – jamais – car à cause de lui, l’enivrement de veiller sur vous n’en sera que plus grand !

— Il faut que vous attendiez, que vous réfléchissiez.