Nous attendrons ensemble, poursuivit-elle. Vous ne pouvez pas répondre de vous, et d’ailleurs, il faut me laisser du temps. À présent que vous savez, tout est bien. Mais il fallait que vous sachiez. N’en sommes-nous pas devenus meilleurs amis ? », demanda Mrs. Ryves avec un sourire las qui eut pour effet de reléguer toute l’histoire encore plus loin. L’instant d’après, elle ajouta vivement, comme si elle avait le sentiment que la distance n’était pas encore assez grande : « Vous ne savez pas, vous ne pouvez juger, il faut laisser tout cela se tasser ! Songez-y, songez-y ! Oh ! vous y songerez – et restons-en là. À moi aussi il me faut du temps, il m’en faut ! Oui, vous devez me croire ! »

Elle se détourna et il resta un moment à la regarder. « Ah, comme je travaillerai pour vous ! s’écria-t-il.

— Vous devez travailler pour vous-même. Je vous aiderai. »

Son regard croisa de nouveau celui de Baron et elle ajouta, hésitant, réfléchissant : « Peut-être vaut-il mieux que vous sachiez qui il était. »

Baron secoua la tête et sourit avec confiance : « Je ne m’en soucie pas le moins du monde !

— Moi, si – un peu. C’était un grand homme.

— Il devait certainement avoir ses qualités.

— Ce fut une grande célébrité. Vous en avez souvent entendu parler. »

Baron s’étonna un instant. « Je ne doute pas que vous ne soyez une princesse ! », dit-il en riant.

Elle éveillait en lui une inquiétude.

« Je ne rougis pas de lui. C’était Sir Dominick Ferrand. »

Baron lut sur son visage qu’elle avait vu quelque chose sur sa figure à lui. Il sut qu’il ouvrait de grands yeux, puis pâlissait sous l’effet d’un choc puissant. Un instant, il resta glacé – comme il l’avait trouvée elle-même, pétrifié par le sentiment du danger, l’horreur confuse d’avoir assené un coup. Mais son cœur recommença de battre normalement avec la conscience, encore plus prompte, de ne pas s’être trahi et tandis qu’il recouvrait son sang-froid, il comprit qu’elle mettait cette émotion au compte d’une violente surprise. Il murmura d’une voix sourde un « ah, c’est vous mon aimée ! » qui se perdit, tandis qu’il l’attirait à lui et la retenait longuement, dans l’ardeur de son étreinte et l’éblouissement du miracle qui faisait qu’il n’avait pas révélé son secret. Un long moment il se répéta à lui-même, le visage caché : « Ah, qu’elle ne sache jamais, jamais ! »

Elle ne sut jamais. Un jour, l’interrogeant par hasard, elle apprit simplement qu’il avait détruit les vieux documents qui lui avaient inspiré un caprice si bizarre. La sensibilité, la curiosité qu’ils avaient eu l’étrange privilège de susciter en elle, avaient disparu avec l’événement, aussi inexplicablement qu’elles étaient nées, et elle semblait avoir oublié, ou plutôt attribuer à présent à d’autres motifs, son agitation et plusieurs des incidents singuliers qui l’avaient accompagnée. Ces incidents fournirent, bien entendu, à Peter Baron, un surcroît d’aliments à ses méditations intimes. En dépit de ses efforts, son amie les remarqua et crut y voir, lui sembla-t-il, l’effet d’une dépression causée par la longue période d’attente qu’elle avait réussi à lui imposer. Il se montra encore plus patient qu’elle ne pouvait le supposer, malgré toute sa puissance d’intuition ; car si elle le mettait à l’épreuve, lui de son côté ne laissait pas de l’analyser. Baron se rappelait sans cesse que si les documents qu’il avait brûlés prouvaient quelque chose, c’était que les humaines erreurs de Sir Dominick Ferrand ne s’étaient pas exercées dans un domaine unique. La femme qu’il aimait était la fille de son père, impossible de négliger ce fait. Mais quand il en vint à la mieux connaître – car ils travaillaient ensemble sous l’égide de Mr. Morrish – il découvrit que son amour l’emportait sur tout le reste. En constatant la droiture foncière de la jeune femme (le mariage avait encore davantage fait ressortir ce trait chez elle) il se demandait parfois si les souvenirs trouvés dans le secrétaire étaient authentiques. Ce fameux meuble lui est toujours aussi utile que le patronage de Mr. Morrish. La plupart de leurs chansons, selon l’expression de ce gentleman, sont extrêmement « demandées ». Baron néanmoins s’essaye aussi à la prose et à présent les revues ne refusent pas toujours ses envois. Mais il n’a jamais plus approché Mélanges.