Par la suite, ce périodique a
publié une étude hautement élogieuse sur la remarquable carrière de Sir Dominick
Ferrand.
La vie privée
Nous parlions de Londres face à face avec un grand glacier
des premiers âges, tout hérissé. L’heure et le paysage composaient une de ces
impressions qui, en Suisse, compensent quelque peu les conditions outrageantes
du voyage moderne : les promiscuités et les vulgarités, la gare et l’hôtel,
la patience de troupeau, la lutte pour conquérir des bribes d’attention, l’abaissement
à l’état d’unité anonyme. La haute vallée était rose du rose de la montagne, l’air
frais de la fraîcheur des temps où le monde était jeune. L’éclat de l’après-midi
s’attardait sur les neiges intactes et des tintements, qui nous faisaient
fraterniser avec un bétail invisible, nous parvenaient en même temps que des
senteurs d’herbes tondues, chauffées par le soleil. L’hôtel à balcons était
situé à l’entrée même d’un des cols les plus charmants de l’Oberland et, durant
une semaine, nous n’avions eu qu’à nous louer du temps et de la compagnie – chance
exceptionnelle quand le rôle de l’un eût été de faire compensation à celui des
deux qui eût été mauvais.
Le beau temps nous aurait, certes, dédommagés d’une mauvaise
compagnie ; mais point n’était besoin de le mettre à contribution car nous
avions, par un coup heureux de la fortune, « la fleur des pois » :
Lord et Lady Mellifont, Clare Wawdrey, de l’avis de beaucoup, notre plus grande
gloire littéraire, et Blanche Adney, de l’avis de tous, notre plus grande
gloire théâtrale. Je cite ces personnalités en premier parce que c’étaient
précisément celles qu’à Londres, en ce temps, on s’efforçait « d’avoir ».
On tentait de les « retenir » six semaines à l’avance et nous étions,
nous, arrivés là pour les trouver, pour nous trouver les uns les autres, sans
avoir eu à intriguer le moins du monde. Un jeu du hasard nous avait rassemblés
à la fin d’août et nous reconnaissions notre chance en restant réunis sous la
protection du baromètre.
Quand viendrait la fin des beaux jours – et elle ne
viendrait que trop tôt – nous prendrions des pentes opposées du col pour disparaître
derrière la crête des cimes environnantes. Nous étions membres d’une même
collectivité, marqués à la craie par les signes d’un même alphabet qui nous
permettaient de nous reconnaître. Nous nous voyions à Londres, à intervalles
plus ou moins irréguliers, gouvernés tous, plus ou moins, par les lois, les
traditions, le langage, les mots d’ordre d’une même condition sociale. Tous je
crois – y compris les dames – nous « faisions » quelque chose, encore
que prétendant qu’il n’en était rien lorsque la question était abordée. C’est
un genre de questions que l’on n’aborde point à Londres mais c’était ici notre
innocent plaisir de n’être pas tout à fait les mêmes qu’à Londres. Il fallait
bien d’une façon ou d’une autre faire preuve de quelque différence puisque nous
étions sous l’impression de prendre nos vacances annuelles. Nous avions, en
tout cas, le sentiment qu’ici le mode de vie était plus humain qu’à Londres ou,
tout au moins, que nous étions nous-mêmes plus humains. Nous nous montrions à
ce sujet tout à fait francs ; nous en parlions ; nous en parlions
même justement ce soir-là en regardant le glacier empourpré, lorsque l’un de
nous attira l’attention sur l’absence prolongée de Lord Mellifont et de Mrs. Adney.
Nous étions assis sur la terrasse de l’hôtel, où il y avait des bancs et de
petites tables, et ceux d’entre nous qui étaient, plus que les autres, enclins
à montrer avec quelle force nous retournions à l’état de nature prenaient, selon
la bizarre coutume allemande, du café avant le dîner.
Cette remarque sur l’absence de nos deux compagnons ne fut relevée
par personne, même pas par Lady Mellifont, même pas par un époux aussi aimant
qu’Adney, le petit compositeur ; elle avait été faite pendant l’instant, des
plus courts, où s’était interrompu Clare Wawdrey. (Cette célébrité n’était « Clarence »
que sur la page de titre de ses livres).
Sa conversation, justement, roulait sur cette révélation que
nous étions, après tout, des humains. Il nous demandait si, en toute sincérité,
nous n’avions pas tous été tentés de nous dire les uns aux autres :
« Je n’avais aucune idée que vous étiez aussi gentil. » Moi j’avais l’idée
qu’il l’était, lui, « aussi gentil » – voire l’idée qu’il était
beaucoup plus gentil encore – mais il s’agissait d’un point de vue beaucoup
trop compliqué pour tenter de l’exposer alors ; d’ailleurs, c’est le sujet
de mon histoire. Il était sous-entendu entre nous que lorsque Wawdrey parlait, nous
devions nous taire et non, chose assez curieuse, parce que Wawdrey s’y
attendait. Wawdrey ne s’y attendait pas du tout parce que, de tous les
abondants causeurs il était le plus dénué d’arrière-pensées, le moins exigeant,
disons le moins professionnel. Ce qui déterminait, en somme, notre attitude c’était
le culte instauré par maîtres et maîtresses de maison qui, toujours, cherchaient
à composer un cercle d’auditeurs quand le grand romancier était leur convive. Le
soir dont je parle, sans doute n’y avait-il autour de Wawdrey personne avec qui
il n’eût dîné à Londres et nous subissions la force de l’habitude. Il avait
même dîné avec moi et le soir de ce dîner, comme en cette fin de journée, je n’avais
pas eu de peine à tenir ma langue, foncièrement occupé comme je l’étais par la
question qui, toujours, s’élevait devant moi à de si grandes hauteurs en face
de cette belle et forte figure. Question d’autant plus lancinante que Wawdrey
ne s’était jamais, j’en suis sûr, douté qu’il la soulevait – pas plus qu’il ne
s’était, de sa vie, aperçu qu’à table tout le monde l’écoutait parler. On le
disait dans les chroniques littéraires « subjectif, porté à s’analyser »,
mais s’il fallait entendre par là qu’il était avide d’attentions, nul homme
distingué ne pouvait, moins que lui, donner cette impression en société. Il ne
parlait jamais de lui ; c’était là un sujet, digne de l’intéresser
pourtant, auquel il semblait n’avoir jamais réfléchi. Il avait ses heures et
ses habitudes, son tailleur et son chapelier, son hygiène, son vin particulier
mais rien de tout ceci ne lui composait une attitude – tout en lui constituant la
seule attitude qu’il adoptât jamais. Il avait beau jeu lorsqu’il disait que
nous étions « plus gentils » à l’étranger que chez nous, lui qui
était exempt de tout changement, qui ne pouvait, fût-ce à un degré minime, être
plus ou moins gentil là qu’ailleurs. Il différait des autres mais ne différait
jamais de lui-même – excepté d’une façon extraordinaire que je vais mettre en
lumière. Il me frappait comme n’ayant ni sautes d’humeur, ni points sensibles, ni
préférences. Il aurait pu avoir toujours affaire aux mêmes personnes tellement
il était à l’épreuve de toutes les influences que peuvent exercer l’âge, le
sexe, la condition sociale.
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