Il s’adressait à une femme exactement comme il se serait adressé à un homme et bavardait avec tous les hommes exactement sur le même ton, sans se mettre plus en frais avec les intelligents qu’avec les imbéciles. Je déplorais en moi-même qu’il parût aimer également tous les sujets – quand il y en avait que, moi, je haïssais si fort. Je ne l’ai jamais trouvé autrement que plein d’entrain, à la portée de tous. Je ne l’ai jamais vu risquer un paradoxe, ni exprimer une nuance, ni jouer avec une idée. Faire ressortir que nous étions tous des êtres humains était un trait de fantaisie hautement exceptionnel dans sa conversation. Ses opinions étaient saines et de second ordre ; quant à ses intuitions, on ne savait vraiment qu’en penser. Je lui enviais son équilibre magnifique.

Wawdrey s’était remis, le pas et la conscience tranquilles, à cheminer dans le pays plat de l’anecdote où les passages à effets sont visibles de loin comme des moulins à vent ou des poteaux indicateurs ; mais au bout d’un instant je m’aperçus que l’attention de Lady Mellifont s’était mise à vagabonder. Lady Mellifont était ma voisine et je remarquai que ses regards parcouraient avec quelque anxiété les pentes basses de la montagne.

À la fin, après avoir jeté un coup d’œil à sa montre, elle me demanda :

— Savez-vous où ils sont allés ?

— Mrs. Adney et Lord Mellifont ?

— Lord Mellifont et Mrs. Adney, oui.

Lady Mellifont semblait par ces paroles, inconsciemment d’ailleurs, corriger les miennes ; mais l’idée ne me vint pas qu’elle s’était montrée, ainsi, jalouse de son rang ; je n’imputais pas à cette grande dame des sentiments aussi bas ; d’abord parce que je l’aimais bien, ensuite parce qu’il venait toujours tout de suite bien, à l’esprit de faire passer Lord Mellifont le premier – quelles que fussent les circonstances. Lord Mellifont était, à un point extraordinaire, le premier. Je ne dis pas le plus important, le plus sage, le plus connu mais essentiellement celui qui venait en tête de liste, celui qui présidait à table. C’était là une position en soi et que sa femme était tout naturellement habituée à le voir occuper. À m’entendre, on eût pu croire que Mrs. Adney avait le pas sur Lord Mellifont, chose impossible : le pas, c’était toujours Lord Mellifont qui l’avait. Il allait de soi que Lady Mellifont ne pouvait que le savoir mieux que personne. Dans les premiers temps Lady Mellifont n’était pas sans m’effrayer un peu : elle me faisait l’effet, avec ses silences guindés et le noir excessif de tout ce qui caractérisait sa personne d’être pas mal dure, un peu ténébreuse même. Sa pâleur semblait tirer sur le gris ; ses cheveux noirs et lustrés avaient un éclat un peu métallique – tel celui des barrettes, des bandeaux et des peignes dont elle s’entêtait à les orner. Elle était perpétuellement en deuil et portait d’innombrables ornements de jais, tout un assortiment de chaînes cliquetantes, de verroteries et de perles noires. J’avais entendu Mrs. Adney l’appeler la Reine de la Nuit et l’expression est évocatrice, si l’on considère la nuit comme étant nuageuse. Lady Mellifont avait un secret et, si l’on ne découvrait pas en quoi il consistait en la connaissant mieux, du moins découvrait-on avoir certainement affaire à une personne douce, modeste et bornée, en même temps qu’assez tristement résignée à son sort. Elle faisait penser à une femme atteinte d’une maladie indolore.

Je lui dis avoir seulement vu son mari et Mrs. Adney descendre ensemble la vallée il y avait environ une heure et suggérai que Mr. Adney connaissait peut-être les projets des deux promeneurs.

Vincent Adney qui avait l’air, encore qu’âgé de cinquante ans, d’un petit garçon bien sage auquel on a inculqué que les enfants doivent se taire en société, faisait, dans le rôle d’époux d’une actrice en vogue, preuve d’une simplicité et d’un tact remarquables. Quand on avait fait tant et plus ressortir que sa femme lui facilitait les choses on n’en admirait pas moins avec quelle tendresse d’homme sous le charme il prenait la situation comme allant de soi. Il est malaisé à un homme qui n’a rien à faire sur les planches d’accepter avec bonne grâce que sa femme y soit en vue. Adney ne se contentait pas d’accepter la chose avec bonne grâce, il trouvait moyen de tirer du côté embarrassant de son rôle un parti qui le rendait, lui, intéressant. Il mettait sa bien-aimée en musique et vous vous souvenez sans doute à quel point ses mélodies pouvaient être senties : ce sont les seules compositions musicales anglaises dont j’aie vu les étrangers faire cas. Sa femme toujours y était présente ; c’étaient des transpositions magnifiques de l’effet qu’elle faisait ; elle semblait, pendant qu’on écoutait, traverser la scène en riant, les cheveux dénoués, telle une nymphe dans les bois. Du simple petit violoniste qu’il avait été dans son théâtre, toujours présent durant les actes, Blanche Adney avait fait un être à part, courageux, méconnu. Leur supériorité à tous deux était devenue une sorte de raison sociale et leur bonheur une partie du bonheur de leurs amis.