Adney n’avait qu’un chagrin : ne pouvoir écrire une pièce pour sa femme, et qu’une façon de se mêler des affaires de cette épouse chérie : demander aux gens les plus invraisemblables s’ils ne pourraient pas, eux, lui en écrire une.

Lady Mellifont, après l’avoir regardé un instant, me dit préférer ne pas lui poser de questions. L’instant d’après elle ajouta : « J’aime mieux ne pas laisser voir que je suis inquiète.

— Mais l’êtes-vous vraiment ?

— Oui. Je le suis toujours quand mon mari s’attarde loin de moi.

— Vous vous figurez que quelque chose lui est arrivé ?

— Oui, toujours. Mais naturellement j’y suis habituée.

— Vous voulez dire que vous craignez qu’il ne soit tombé dans un précipice ou quelque chose dans ce genre ?

— Je ne sais pas exactement ce que je crains. J’ai l’impression qu’il ne reviendra pas. »

Elle en disait et en taisait trop pour qu’il y eût moyen de traiter cette hantise bizarre autrement qu’en plaisanterie et je dis en riant :

« Oh, mais voyons ! Il ne va sûrement pas vous abandonner comme ça ! »

Elle fixa un instant ses regards sur le sol, puis elle dit :

« Oh, bien sûr, au fond, je suis tranquille. »

Je poursuivis dans la même veine :

« Rien ne peut arriver à un homme aussi infaillible, aussi accompli, aussi armé de toutes pièces !

— Oh, armé, vous n’imaginez pas à quel point il peut l’être ! » répliqua-t-elle avec un petit rire mal assuré et si étrange que je ne pus que le mettre sur le compte de l’inquiétude, d’autant plus que je la vis aussitôt après changer de place sans trop en avoir, semblait-il, conscience, non comme pour mettre fin à notre conversation, mais parce qu’elle se faisait du souci. Je ne pouvais guère partager son inquiétude, je fus pourtant soulagé de voir, peu après, arriver Mrs. Adney. Elle avait à la main un gros bouquet de fleurs sauvages et Lord Mellifont ne marchait point sur ses pas. Je vis pourtant tout de suite qu’elle n’avait nul désastre à annoncer. Mais comme je savais que Lady Mellifont souhaitait avoir une réponse à une question qu’elle aimait mieux ne pas poser, je lui exprimai sur-le-champ l’espoir que my Lord n’était pas resté au fond d’une crevasse.

« Oh, non ! Pas du tout ! Nous venons de nous quitter. Il est entré à l’hôtel. »

Blanche Adney laissa ses regards croiser les miens un instant – façon de communiquer à laquelle nul homme ne pouvait jamais trouver à redire. L’agrément de la chose, en cette occasion particulière, était aiguisé par ce que ses yeux avaient à dire de spécial. D’habitude, ils disaient seulement : « Oui, oui, je suis charmante, c’est entendu ! Mais ne faites pas là-dessus tant d’histoires ! Tout ce que je veux c’est un nouveau rôle ! Un nouveau rôle ! Un nouveau rôle ! » En ce moment, ils ajoutaient vaguement, subrepticement, gracieusement aussi, bien entendu, puisque Blanche faisait tout avec grâce : « Tout va bien mais il est bien arrivé quelque chose. Je vous dirai peut-être quoi plus tard. » Et se tournant vers Lady Mellifont, elle passa à la simple gaîté avec une aisance qui indiquait à quel point elle était maîtresse en son art : « Je le ramène sain et sauf. Nous avons fait une promenade délicieuse. »

— J’en suis bien contente », dit Lady Mellifont avec son faible sourire et elle poursuivit dans le vague en se levant : « Il doit être allé s’habiller pour le dîner. C’est bientôt l’heure je crois ? »

Elle s’éloigna du côté de l’hôtel en femme qui prenait congé en simplifiant les formalités. Sur quoi, ayant ouï parler de dîner, nous nous mîmes à consulter les montres les uns des autres comme pour rejeter chacun sur son voisin les responsabilités de cette préoccupation grossière. Le maître d’hôtel, foncièrement homme du monde comme tous les maîtres d’hôtel, nous avait laissés libres de choisir les heures et l’endroit qui nous conviendraient. Aussi formions-nous ce soir-là, sous notre lampe, un petit groupe à part, compact et privilégié. Mais seuls les Mellifont « s’habillaient » et on trouvait naturel qu’ils le fissent : elle comme n’importe quel soir de son existence cérémonieuse, n’étant pas femme à faire entrer en ligne de compte un élément aussi changeant que l’à-propos, lui avec, au contraire, un sens de l’à-propos raffiné à l’extrême. Homme du monde, Lord Mellifont l’était presque autant que le maître d’hôtel et il parlait presque autant de langues mais sur le sujet habits à queue et gilets blancs, il n’entrait pas en lice avec lui. Il se livrait à une analyse infiniment plus subtile de la question, la traitait en velours noir, en velours bleu, en velours marron, par exemple, la résolvait en délicates harmonies de cravates, en mollesses et souplesses de chemises. Il avait un costume pour chaque occasion et une morale pour chaque costume. Et pour un immense cercle de spectateurs, les occasions, les costumes, les morales de Lord Mellifont faisaient partie des amusements de la vie – de sa beauté et de son romanesque en tout cas. Pour l’entourage immédiat de Lord Mellifont, ces choses étaient en vérité plus qu’un amusement : sujets de conversation, piliers de la société, elles maintenaient, en outre, l’esprit en état constant d’effervescence, étaient matière à spéculations. Si Lady Mellifont n’eût été présente avant le dîner il est plus que probable que c’est à leurs propos que nous eussions tenu conseil.

Clare Wawdrey avait tout un fond d’anecdotes sur la question, lui qui connaissait Lord Mellifont presque de tout temps. Chose particulière à ce gentilhomme : il n’était de conversation à son sujet qui ne prît instantanément tournure d’anecdote et, autre particularité, il n’était apparemment d’anecdote à son sujet qui ne tournât, dans l’ensemble, à son honneur. À quelque instant qu’il fit son entrée dans un salon, on pouvait lui dire en toute franchise : « Naturellement, nous racontions des histoires sur votre compte ! » et la conscience de tous – dans la mesure où la conscience existe à Londres – eût été tranquille. D’autre part, imaginer que Lord Mellifont pût prendre une déclaration de ce genre autrement qu’avec une aimable aisance était tout bonnement impossible : Lord Mellifont se montrait toujours aussi imperturbable qu’un acteur sûr de ses répliques. Il n’avait, de sa vie, eu besoin du souffleur ; il avait répété jusqu’aux minutes d’embarras. Pour moi, lorsque la conversation roulait sur lui j’avais toujours l’impression que nous parlions d’un disparu : nous mettions à accumuler le meilleur la même complaisance particulière.